Playboy (France)

David BOWIE 1976

- Un entretien scandaleux avec l’acteur, le chanteur de rock et l’icône sexuelle. Cameron Crowe | Playboy | septembre 1976 | Photograph­ies — Terry O’neill

Il était une fois un chanteur de folk débraillé, aux cheveux couleur miel. Il est devenu le leader dandy d’un groupe pop, The Buzz. Puis un chanteur résolument bisexuel. Puis un guitariste androgyne et illuminé aux cheveux rouges, jouant dans un groupe appelé The Spiders From Mars. Puis un chanteur de soul. Puis un acteur de cinéma… et finalement un artiste à la Sinatra plutôt conservate­ur. David Bowie–on ne prend pas de risque à dire ça–ferait tout pour exister. Et alors qu’aujourd’hui il a réussi, il continuera à tout faire pour laisser son empreinte. A 29 ans, il est beaucoup plus qu’une enième rock star. C’est un manipulate­ur des médias autoprocla­mé qui ne connaît pas le tact ou la timidité. Le seul objectif de sa carrière est pour le moins éclectique: l’attention qu’on lui porte. Sans elle, il se flétrirait et finirait par mourir. Devant des spectateur­s qui ont payé leur place, si possible.

Nous sommes en septembre 1976, David Bowie a 29 ans. Quelques mois auparavant, il a sorti son album Station To Station, naviguant entre funk et krautrock. Dépravé, drogué, schizo, facho ? Le «Thin White Duke» répond à toutes les questions de Cameron Crowe.

En avril 1975, Bowie annonce qu’il abandonne le personnage de Ziggy Stardust. “Je laisse tomber le rock’n’roll, dit-il. C’est une voie sans issue. Je ne ferai plus d’albums ou de tournées. Je ne veux surtout pas être un putain de chanteur de rock inutile. ” C’est la seconde fois qu’il fait une telle déclaratio­n. Il a d’abord annoncé sa retraite rock lors d’un grand concert à Londres en 1973, après quoi, sans transition, il a sorti l’album Diamond Dogs et s’est embarqué pour une tournée américaine de trois mois. En novembre 1975, il organise une interview par satellite à partir de sa maison de Los Angeles dans talk-show le plus populaire d’Angleterre pour annoncer qu’il sort un nouvel album rock, Station To Station. Il va bientôt bientôt entamer une tournée éclair de six mois dans le monde entier. Bowie n’est pas l’homme le plus apprécié de l’industrie musicale. Pourtant, il a marqué son temps. Quand il apparaît la première fois sur une scène américaine en 1972, il simule un acte sexuel avec son guitariste, maquillé à outrance et affublé de vêtements féminins ultramoula­nts. Il créé instantané­ment un nouveau genre : le «glam rock». Mick Jagger et les Rolling Stones, Elton John, Alice Cooper, Todd Rundgren, Lou Reed et nombre de groupes comme Queen, Roxy Music, Slade, T. Rex et Cockney Rebel lui emboîtent le pas. Alors que Bowie déstabilis­e tout le monde avec cette première tournée américaine, il ne faut pas longtemps pour que son album The Rise and Fall of Ziggy Stardust and The Spiders from Mars, l’histoire d’un demi-dieu du rock condamné, se hisse en haut des charts. Ses trois albums précédents–des flops à leur sortie–se vendent à la pelle. La presse proclame que Bowie est la plus grande star depuis la séparation des Beatles. Tout aussi rapidement, elle se ravise et se retourne pour attaquer le phénomène qu’elle a créé. Les musiciens et les critiques se révoltent d’une seule voix contre la décadence de Bowie. Mais Bowie a déjà endossé une nouvelle identité tout aussi absurde et, cette fois-ci, disco soul. Tout à coup, ce frêle rocker androgyne se frotte au rythm’n’blues. Et ça marche. Bowie sort deux énormes hits, Young Americains et Fame. Puis arrive la consécrati­on ultime: il devient l’un des très rares Blancs à être invité à l’émission Soul Train. Pour asseoir son succès, Bowie a depuis adopté la posture du bon vieil artiste en costume noir et chemise blanche. L’album Station to Station se vend à 500 000 exemplaire­s. La tournée mondiale qui suit est un triomphe. Alors que Bowie vit la plus grande année de sa carrière jusqu’à présent, le roi des paillettes / reine du rock va, pour une fois peutêtre, tenir sa promesse. Il a toujours prétendu être une vraie star de cinéma, et sa performanc­e dans le film The Man Who Fell To Earth (L’homme qui venait d’ailleurs) de Nicolas Roeg a récolté des critiques élogieuses. Pour le New York Times, le choix de Bowie dans le rôle titre est inspiré : “Monsieur Bowie livre une performanc­e extraordin­aire. ” Nous avons pensé qu’il était temps d’arrêter un instant Bowie dans sa “croisade” pour régner sur le monde. Rédacteur en chef de Rolling Stone Magazine, Cameron Crowe rencontre la superstar la plus arrogante des années 70.

Commençons par une question que vous avez toujours semblé éviter : quelle est la part de réalité dans votre bisexualit­é et quelle est la part de faux ?

C’est vrai, je suis bisexuel. Mais je ne peux pas nier que je l’ai utilisé à mon avantage. Je suppose que c’est la meilleure chose qui me soit jamais arrivée. Je me suis beaucoup amusé. Je vous dirai tout.

Pourquoi “la meilleure chose qui vous soit jamais arrivée ” ?

Eh bien, pour une raison inconnue, les filles ont toujours cru que j’avais gardé ma virginité hétérosexu­elle. J’ai vu toutes ces filles essayer de me faire passer de l’autre côté : “Allez, David, ce n’est pas si mal, je vais te montrer.” Ou, mieux:“Nous allons te montrer.” Je restais toujours muet. D’un autre côté, quand j’avais 14 ans, le sexe est soudaineme­nt devenu très important pour moi. Ça n’avait pas d’importance avec qui ou avec quoi je le faisais, tant qu’il s’agissait d’une expérience sexuelle. Il y avait de très beaux garçons dans ma classe ou ailleurs que j’emmenais à la maison et que je baisais soigneusem­ent sur mon lit à l’étage. C’était comme ça. Ma première pensée était :“Si jamais je suis envoyé en prison, je sais comment être heureux. ”

“Je déteste la descente et les drogues lentes comme l’herbe. ”

Sommes-nous censés vous croire? Votre ancien agent, l’exgroupie Cherry Vanilla, dit qu’elle a couché avec vous et que vous n’êtes pas du tout gay. Elle dit que vous laissez les gens penser que vous aimez les hommes.

Oh, je serais ravi de rencontrer cet imposteur dont elle parle. C’est sûr que ce n’est pas moi. Dans la manière d’utiliser les médias, Cherry est presque aussi bonne que moi.

Pourtant, on ne vous a jamais vu avec un amant masculin. Pourquoi ?

Oh mon Dieu, je ne suis plus gay depuis un moment. Pendant un certain temps, c’était encore du 50-50. Maintenant, la seule fois où ça me tente, c’est quand je vais au Japon. Il y a de si beaux garçons làbas… 18 ou 19 ans. Ils ont une merveilleu­se mentalité. Ils sont tous gay jusqu’à 25 ans puis, tout à coup, ils deviennent des samouraïs, ils se marient et ont des milliers d’enfants. J’adore ça.

Pourquoi, à un moment où personne d’autre dans le rock n’aurait osé faire allusion à ça, avez-vous choisi d’exploiter la bisexualit­é?

Je dirais que l’Amérique m’a forcé. Quelqu’un m’a demandé un jour dans une interview, si j’étais gay. J’ai répondu : “Non, je suis bisexuel. ” Le gars, un journalist­e pour un magazine anglais, n’avait aucune idée de ce que signifiait le terme. Donc, je lui ai expliqué. Cela a été publié et c’est là que tout a commencé. Ça semble si loin… 1971 a été une bonne année en Amérique. Le sexe était encore choquant. On avait très peu évoqué la bisexualit­é ou la puissance gay avant que je n’en parle. Inconsciem­ment, j’ai vraiment créé le phénomène, même si je ne suis pas le premier à avoir fait connaître la bisexualit­é.

“J’ai toujours pensé que la seule chose à faire était de traverser la vie comme un superhéros. ”

Qui d’autre ?

James Dean l’a fait, très subtilemen­t et très bien. J’ai une idée à ce sujet. Dean me ressemblai­t probableme­nt beaucoup. Elizabeth T aylor me l’a dit une fois. Dean calculait. Il ne fut pas le rebelle qu’il a incarné avec tant de génie. Il ne voulait pas mourir. James Dean incarne aujourd’hui une image respectabl­e du mâle. Cela faisait partie de son magnétisme incroyable. Mais vous savez, il était… une putain. Il avait l’habitude d’aller sur Times Square pour gagner de l’argent alors qu’il aurait dû se rendre chez Lee Strasberg ( directeur artistique de l’Actor’s Studio - NDLR ) et apprendre à être Marlon Brando. Il avait une réputation assez sordide. Je l’admire tellement, cela devrait répondre aux questions que vous pourriez avoir sur le fait d’avoir un héros.

Vous êtes partis à la retraite à deux reprises en jurant que vous n’aviez plus rien à faire avec le rock’n’roll. Pourtant, vous venez de terminer un concert au milieu d’une tournée de six mois, et vous commencez la promotion de votre nouvel album, Station To Station. Pourquoi ces contradict­ions ?

Parce que je mens. C’est assez facile. Rien ne compte, sauf ce que je fais en ce moment. Je ne peux même pas me rappeler à quel point je crois et à quel point je ne crois pas. Le but est de devenir la personne que vous êtes à l’intérieur. Je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où je vais être dans un an. Un fou délirant, un dictateur, une sorte de révérend, je ne sais pas. Voilà ce qui m’empêche de m’ennuyer.

Parlez-nous des drogues.

En quelle année est-on? 1976? J’ai frappé aux portes du paradis depuis environ onze ans maintenant, avec différents types de délires. Les seules drogues que j’utilise sont celles qui me permettent de travailler pendant de longues périodes. Je n’ai pas pris quelque chose de fort depuis 1968. J’ai flirté avec l’héroïne, mais c’était seulement pour le mystère et la curiosité. Je n’ai pas apprécié du tout. J’aime les drogues rapides. Je déteste la descente et les drogues lentes comme l’herbe. Je déteste dormir. Je préfère rester debout et travailler tout le temps. Cela m’énerve tellement que l’on ne puisse rien faire contre le sommeil ou le rhume.

Vous rappelez-vous la première fois où vous avez été défoncé ?

J’ai pris des tonnes de pilules depuis mes 13 ou 14 ans. Mais la première fois que j’ai été stone avec de l’herbe, c’était il y a de longtemps, avec John Paul Jones de Led Zeppelin, quand il était encore un joueur de basse avec les Herman’s Hermits. On parlait de Ramblin’ Jack Elliot ( grand chanteur de folk - NDLR ) et John m’a dit : “Viens je vais te faire découvrir l’herbe. ” Là, dans sa grande chambre avec un orgue Hammond immense, j’ai regardé avec émerveille­ment John en train de rouler trois énormes joints. Et nous nous sommes défoncés chacun de notre côté. Je suis monté très haut et j’ai eu subitement une putain de faim. J’ai mangé deux miches de pains. Puis le téléphone s’est mis à sonner. John m’a dit :“Va répondre pour moi. ” Je suis descendu pour répondre au téléphone, mais je suis sorti et j’ai marché dans la rue sans jamais me retourner. Je me souviens d’avoir été fasciné par les fissures dans la chaussée.

Avez-vous pris des acides ?

J’en ai pris trois fois. Tout était alors très coloré, mais j’avais une imaginatio­n très riche. Les acides donnent surtout une clé aux gens pour accéder à leur propre imaginatio­n. Je l’avais déjà. Il n’y avait rien de nouveau pour moi. Il y avait juste beaucoup de couleurs. Des lumières flashy et ce genre de trucs.

A quel point les drogues ont-elles influencé votre musique ?

La musique est juste une extension de moi-même, donc la vraie question est : qu’est-ce que les drogues ont fait pour moi ? Elles m’ont foutu en l’air, je pense. Elles m’ont foutu en l’air gentiment et j’ai bien aimé l’effet que ça faisait de se foutre en l’air.

Etes-vous d’accord avec cette critique sur votre album Young Americans : “C’est un putain d’album foutu en l’air par une putain de rock star qui se fout en l’air ” ?

En fait, The Man Who Sold the World, en 1970, est l’album où je me suis le plus défoncé. Young Americans est sans doute le deuxième dans mon hit parade – il correspond plus à ma prise de drogues actuelle. Pendant The Man Who Sold the World, j’étais très haschich. Dès que j’ai arrêté cette drogue-là, j’ai réalisé qu’elle avait ralenti mon imaginatio­n. Ce truc me rend malade. Je n’en n’ai pas touché depuis dix ans.

Vous prétendez que vous aimez travailler tout le temps, mais vous ne sortez qu’un album par an. Que faites-vous exactement entre les sessions d’enregistre­ment ?

J’écris des chansons, des scénarios et des poèmes, je peins, je fais de la photograph­ie, je sais m’occuper. Je n’arrête jamais, je produis, j’enregistre, parfois je pars en tournée. Je pourrais vous montrer cinq nouveaux albums de David Bowie tout de suite. Je pourrais les sortir. J’ai un incroyable stock de projets en cours. Le travail, le travail, le travail !

Arrivez-vous à vous détendre ?

Si vous vous demandez si je prends des vacances, la réponse est non. Je me relaxe dans le cadre du travail, je suis très sérieux là-dessus. J’ai toujours pensé que la seule chose à faire était d’essayer de vivre sa vie comme Superman, la traverser comme un superhéros. Je ne pouvais pas exister en pensant que la seule chose importante est d’être un honnête homme. Je veux être un super-être et améliorer toutes mes capacités, les développer à 300%. Et je pense que c’est possible de le faire.

Donnez-nous quelques exemples de votre auto-améliorati­on ?

Quand j’ai commencé à écrire, je ne pouvais pas mettre deux mots l’un devant l‘autre. Maintenant, je pense que j’écris beaucoup mieux. Je ne connaissai­s rien au cinéma. Je veux dire rien du tout. Donc, je m’y suis mis, je me suis procuré les plus grands films, je les ai regardés et j’ai travaillé dessus. Maintenant, j’ai une excellente connaissan­ce de cet art. Je suis devenu un putain de bon acteur. Je pourrais aussi être un fantastiqu­e réalisateu­r. La question est seulement de décider de ce qu’on veut faire.

Vous arrive-t-il de doutez-vous de vous-même ?

Pas tellement. Il y a deux ans, je me suis aperçu que j’étais devenu le produit de mon personnage Ziggy Stardust. J’ai donc voulu reconquéri­r

ma propre identité. Je me suis mis à nu et j’ai tout recommencé depuis le départ, couche par couche. Je m’asseyais sur mon lit et, une fois par semaine, je réfléchiss­ais à quelque chose que je n’aimais pas ou que ne comprenais pas. Et durant la semaine, j’essayais de résoudre l’équation.

Par quoi avez-vous commencé?

La première chose dont je me suis occupé, c’est mon manque de sens de l’humour. Puis la timidité. Pourquoi ai-je l’impression d’être supérieur aux autres ? Je devais arriver à une réponse. Je ne l’ai pas encore, mais je cherche en moi-même. C’est une très bonne thérapie.

Changer tout le temps de personnali­té n’a-t-il pas tendance à vous rendre un peu schizophrè­ne ?

Mes quatre moi peuvent vous répondre. Une partie de moi l’est probableme­nt, mais d’un autre côté, je suis solide comme un roc. En fait, je ne suis pas schizophrè­ne du tout, même si je pense que ma façon de penser est très fragmentée, c’est évident. Je pense souvent à mille choses en même temps. Toutes ces choses s’interfèren­t les unes les autres. Et ça n’est pas bon quand je suis au volant.

N’avez-vous pas du mal à décider qui est le vrai David Bowie?

Honnêtemen­t, je ne sais pas où est le vrai David. Etre célèbre m’aide à repousser les questions sur ma vraie personnali­té. C’est la principale raison pour laquelle je me suis efforcé de me forger un univers artistique. Je veux laisser une marque. Le début de ma carrière, je l’ai construite par pure prétention. Je me considère comme le principal responsabl­e d’un nouveau genre de prétention, et ce dont je parle doit dire beaucoup de choses à certains, n’est-ce pas, Elton (John) ? Je rigole.

“Avec Ziggy Stardust, j’ai fini par être convaincu d’être le Messie. ”

Vous dites que le sexe n’est plus choquant…

Oui, désolé, Hugh (Hefner). Le sexe n’a jamais vraiment été choquant, ce qui choquait, c’est le porno. Maintenant, tout le monde s’en fout. Tout le monde baise tout le monde. La seule chose qui choque, ce sont les comporteme­nts extrêmes. Comme moi qui cours en ouvrant ma gueule, ou en train de me branler. A moins de faire ça, personne ne fera attention à vous. Vous devrez les frapper sur la tête pour qu’ils vous regardent.

Est-ce la recette du succès Bowie?

Ça l’a toujours été. Par exemple, Ziggy Stardust était un chanteur rock totalement crédible, beaucoup plus que ce que The Monkees pourraient jamais proposer. Je veux dire, mon rock sans âme était beaucoup plus creux que n’importe quel autre. C’était ce que les gens voulaient. Et ils le veulent toujours. La plupart des gens veulent toujours que leurs idoles et leurs dieux soient superficie­ls, comme des jouets bon marché.

Pourquoi pensez-vous que les adolescent­s sont comme ils sont ?

Ils courent partout comme des fourmis, ils mâchent du chewing-gum et se focalisent sur leur look de la journée, qui est la chose la plus profonde qu’ils puissent faire. Il n’est pas surprenant que Ziggy ait été un énorme succès.

Est-ce pour cela que vous avez dit que vous finissiez par devenir le personnage de Ziggy ?

Je le suis devenu sans même y penser. Au début, j’assumais juste le personnage sur scène. Ensuite, tout le monde a commencé à me traiter comme Ziggy, comme si j’étais quelque chose de grandiose, puisque je déplace des masses de gens. J’ai fini par être convaincu d’être le Messie. Très effrayant. Je me suis réveillé assez rapidement.

Vous dites que vous n’avez jamais été un musicien. Vous êtes quoi, alors ?

Le problème, c’est que j’ai toujours voulu être réalisateu­r. Et les deux discipline­s se sont inconsciem­ment fusionnées, je faisais des films en disques. Tu crées le concept de ton album de base, qui devient à la fin d’une lourdeur assommante. Maintenant, je sais que si je veux faire un album, je dois faire un album qui me plaise musicaleme­nt, ou bien tout simplement faire un putain de film. Beaucoup de mes albums conceptuel­s, comme Aladdin Sane, Ziggy et Diamond Dogs, étaient seulement à 50% de leur potentiel. Ils auraient dû être des objets visuels. Je pense que certains des acteurs les plus talentueux sont dans le rock. Je pense que le renouveau du cinéma viendra du rock. Non à cause de lui, mais malgré lui.

Mais vous avez dit que vous trouviez le rock déprimant et stérile, malfaisant même…

Il est déprimant et stérile et, oui, en fin de compte, il est mauvais. Tout ce qui contribue à la stagnation est mal. Quand on s’y habitue, ce n’est plus du rock’n’roll. Il est un bruit blanc. Un chant funèbre. Il suffit de regarder la musique disco: le rythme emprisonné sans fin. C’est vraiment dangereux. Donc, je suis passé à autre chose. J’ai établi le fait que je suis un artiste, David Bowie, pas juste un autre chanteur de rock ennuyeux. J’ai fait un film avec Nicolas Roeg, The Man Who Fell To Earth (L’homme qui venait d’ailleurs). Et je vais en faire beaucoup d’autres, en saisissant un maximum de chances. La dernière chose que je veuille, c’est d’être quelqu’un d’accopli. Je veux aller me coucher chaque soir en me disant :“Si je ne me réveille pas demain, j’aurais vécu autant que je le pouvais. ”

Revenons à la disco. Vous dites que c’est un chant funèbre mais vous avez sorti le plus grand hit disco de l’année dernière avec Fame et vous avez recommencé cette année avec Golden Years. Comment expliquez-vous cela ?

Mais j’adore le disco! C’est un moyen tellement vivant pour s’évader, tant que ça ne passe pas en boucle nuit et jour sur les radios, ce qui le cas ces temps-ci. Fame était un coup de bluff incroyable qui a fonctionné. Je fais tout ce qui est possible avant d’échouer. Et quand je réussis, j’arrête. Mais soyons honnêtes, mon rythm’n’ blues est sans âme. Mon album Young Americans, dont est tirée Fame, est, je dirais, l’album soul le plus définitive­ment artificiel. Ce sont des restes écrasés de musique ethnique écrits et chantés par un petit Blanc. Si vous m’aviez joué Young Americans il y a cinq ans, j’aurais ri. Hystérique­ment.

Qu’auriez-vous fait si nous vous avions dit :“Cela va être l’album que vous ferez dans cinq ans ” ?

Je vous aurais foutu dehors, vous et l’album.

Que pensez-vous de la reprise de votre titre Life on Mars par Barbra Streisand ?

Horrible. Désolé, mais c’était atroce.

Vous n’êtes pas connu pour avoir des relations cordiales avec les autres artistes. Pourtant, la rumeur dit que vous avez voyagé en Europe pour passer une année sabbatique avec Bob Dylan. Qu’en est-il ?

C’est faux. Je n’ai pas quitté ce putain de pays depuis des années. J’ai vu Dylan à New York il y a sept, huit mois. Nous n’avions pas beaucoup de sujets de conversati­on. Nous ne sommes pas de grands amis. En fait, je crois qu’il me déteste.

Dans quelles circonstan­ces l’avez-vous rencontré ?

Dans de très mauvaises circonstan­ces. Nous sommes allés chez quelqu’un après un concert dans un club. J’étais alors dans une phase très… bavarde. Et je lui parle pendant des heures et des heures, je ne sais vraiment pas si je l’ai amusé, si je lui ai fait peur ou vraiment repoussé. Je n’ai même pas attendu ses réponses. J’ai juste parlé de tout et n’importe quoi. Et puis je lui ai dit bonne nuit. Il ne m’a jamais téléphoné.

Comment êtes-vous devenu un rocker ?

La vérité ? J’étais cassé. Je suis dans le rock car c’était bien agréable de faire de l’argent et de prendre quatre ou cinq ans pour planifier mon prochain projet. Avant, j’ai essayé la publicité et c’était tout simplement horrible. Déprimant. Mais je jouais bien de mon petit saxophone, alors je suis parti de la pub pour faire un essai dans le rock. Vous pouviez prendre du bon temps et gagner assez d’argent pour vivre. Surtout à ce moment-là. C’était le triomphe de la mode. Avoir de beaux vêtements, c’était gagner la moitié de la bataille.

“Vous devez être un salaud pour survivre dans le business. ”

Mais les beaux vêtements coûtent cher…

A l’époque, pas nécessaire­ment. Je fouillais dans les poubelles autour de Carnaby Street. Les meilleurs jeunes designers étaient là-bas. Et si l’une des chemises en vente avait perdu un bouton, elle partait à la poubelle. Nous avons récupéré des armoires entières de vêtements pour… rien. Tout ce que vous aviez à faire était de recoudre un bouton ou de faire un raccord sur une manche. On devait être à la mode.

En quoi croyez-vous ?

En moi-même. En la politique. Au sexe.

Vous considérez-vous comme un grand penseur ?

Pas du tout. Plutôt comme un arnaqueur de bon goût. Ma seule démarche artistique résulte du vol. Qu’est-ce que crée réellement un artiste, au fond ? Si vous êtes un inventeur, vous inventez quelque chose en espérant que les gens vont vous copier. Je veux que l’art soit juste pratique. L’art peut être une référence politique, une force sexuelle, tout ce que vous voulez, mais il devrait être utilisable. Qu’est-ce qu’ils veulent, tous ces artistes ? Devenir des pièces de musées ? Je regrette d’avoir exprimé mon admiration pour d’autres artistes en disant :“Je vais utiliser ce passage ” ou “J’ai pris cette phrase d’untel et cette mélodie d’untel ”. Mick Jagger, par exemple, refuse d’être dans la même pièce que moi de peur que je lui pique une idée. Il sait que j’en suis capable.

Il paraît qu’il vous a dit une fois qu’il allait travailler avec l’artiste français Guy Peellaert pour la pochette d’un album des Rolling Stones et que vous avez débauché Peellaert pour votre propre album, Diamond Dogs, qui est sorti en premier. Vrai ?

Mick était un idiot. Je veux dire, il n’aurait jamais dû me montrer ça. Je suis allé chez lui, il avait toutes ces images de Guy Peellaert sur la table. Il m’ a demandé ce que je pensais de cet artiste. Je lui ai dit qu’il était incroyable. Alors j’ai pris le téléphone et je l’ai appelé immédiatem­ent. Vous devez être un salaud pour survivre dans le business.

Certains psychiatre­s qualifient votre comporteme­nt de compulsif. Est-ce que le fait d’avoir des cas de folie dans votre famille vous a perturbé?

Mon frère Terry est interné dans un asile. Je voudrais croire que ma famille est constituée de génies devenus fous, mais je ne pense pas que ce soit le cas. La plupart d’entre eux sont juste inexistant­s. J’aime le concept de folie, en fait. C’est une belle idée à faire circuler dans les diners en ville, vous ne pensez pas ? Tout le monde dit :“Ma famille est complèteme­nt folle. ” La mienne l’est vraiment. Ce sont vraiment des tarés, juste sortis ou prêts à entrer à l’asile. Ou morts.

Que pensent-ils de vous?

Aucune idée. Je ne leur ai pas parlé depuis des années. Mon père est mort. J’ai dû parler à ma mère il y a quelques années. Je ne les comprends pas. Je suis passé à autre chose.

“Adolf Hitler était l’une des premières rocks stars. ”

Vous avez souvent dit que vous croyiez en l’idéologie fasciste. Vous affirmez également que vous serez un jour le Premier ministre anglais. Une manipulati­on de plus ?

Mon Dieu, tout est une manipulati­on des médias. Je serais ravi d’entrer en politique. Je le ferai un jour. J’adorerais être Premier ministre. Et, oui, je crois fermement dans l’idéologie fasciste. La seule façon de régler la question du libéralism­e est de mettre en place un système dictatoria­l et d’en finir le plus vite possible. Les gens ont toujours réagi avec une grande efficacité sous un régime dictatoria­l. Les libéraux perdent leur temps en demandant : “Eh bien, maintenant, quelles sont vos idées ? ” Montrez-leur ce qu’il faut faire, pour l’amour de Dieu! Si vous ne le faites pas, rien n’arrivera. La télévision est fasciste, par exemple. Et Adolf Hitler était l’une des premières rocks stars.

Quoi !?

Regardez les images que l’on a de lui, la façon dont il bougeait. Je pense qu’il était presque aussi bon que Mick Jagger. Il est incroyable. Et quand il arrivait sur une scène il galvanisai­t le public. Ce n’était pas un politicien mais un artiste médiatique ! Il a utilisé la politique et la théâtralit­é et a créé cette… chose qui a gouverné et contrôlé ce pays pendant douze ans.

Pourquoi avez-vous décidé de faire The Man Who Fell To Earth ?

On m’a envoyé le script et j’ai tout de suite été intrigué par le personnage de Newton, qui avait beaucoup en commun avec moi. Il redoutait les voitures, mais adorait la vitesse. Il était physiqueme­nt émacié, il y avait tant de caractéris­tiques que nous avions en commun. Un problème: je détestais le script.

Comment avez-vous résolu le problème ?

Nicolas Roeg, le réalisateu­r, est venu chez moi quelques semaines après avoir envoyé le scénario. Il est arrivé à l’heure mais j’avais oublié notre rendez-vous. Je suis retourné chez moi avec neuf heures de retard, en pensant bien sûr, qu’il était parti. Il était assis dans la cuisine depuis des heures. J’étais tellement gêné. Il a dit : “Eh bien, David, que pensez-vous du script ? ” J’ai répondu : “C’est un peu ringard, non ? ” Son visage s’est décomposé. Puis il a commencé à parler. Deux ou trois heures plus tard, il m’a convaincu qu’il s’agissait d’une histoire très forte. Et je ne comprends toujours pas toutes les ramificati­ons qu’il a mises dans le film. Il est d’un niveau artistique qui me dépasse totalement.

Combien de temps vous a t-il fallu pour vous adapter aux caméras ?

Moins d’une heure. Pour mon premier film, je ne pouvais pas travailler avec quelqu’un que je considérai­s comme inférieur à moi – et j’ai une opinion très, très haute de mes propres capacités. Au bout d’une heure sur le plateau, je savais que c’était le bon. Mais attendez que je devienne metteur en scène. Je serai énorme.

Le métier d’acteur est-il plus intéressan­t que le rock’n’roll ?

Faire du rock, c’est être acteur. Tous mes albums, c’est moi en train de jouer différents personnage­s. Voilà pourquoi je ne suis pas fier de beaucoup de mes albums, le côté visuel fait cruellemen­t défaut. Et ma présence dans un film rattrape tout cela.

Dernière question. Confirmez-vous tout ce que vous venez de dire ?

Je confirme tout, sauf les propos scandaleux

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