Playboy (France)

PARIS-SUR-PROVINCE

Paris, ses brasseries, ses concerts, ses galeries, ses clubs. Mais, surtout, ses provinciau­x venus la réveiller dès que la belle bourgeoise essaie de s’endormir.

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“Parler de province, c’est bien un truc de Parisien, ça ! Pour moi, Paris, c’est une métropole où tu peux acheter de la picole toute la nuit !” A l’autre bout du fil, le musicien Messin Nafi de Noir Boy George n’hésite pas longtemps. Au delà de se siffler tout le minibar, il se rappelle de P*A*R*i*S de Taxi Girl : “C’était beaucoup plus crade à la fin des années 80 quand je venais voir ma grand-mère. Y’avait des poubelles partout dans les rues du Xe, vers Gare de l’Est ! En passant par Pigalle, elle me cachait les yeux quand on passait devant les affiches des cinémas porno avec des photos dégueulass­es de filles aux seins qui tombent ! ” C’est l’époque d’un Paris un peu zone, une ville qui crame, vicieuse, urbaine dans l’âme mais déjà morcelée en villages fleurant la province sous la crasse. Et ça ne date pas d’hier. Au XiXe siècle, Auvergnats et Bretons déboulent en colonies à Paris ; dans les années 30, les Corses contrôlent tout le sud de Pigalle. Sur son blog, le sociologue Baptiste Coulmont publiait en 2014 une carte de Paris laissant apparaître les origines provincial­es selon les arrondisse­ments. Le

“COMME TOUT PROVINCIAL QUI DÉBARQUE À PARIS, J’ÉTAIS FASCINÉ PAR LA BEAUTÉ DE CETTE VILLE, CE BOUILLON. ” — INAKI AIZPITARTE

verdict est sans appel :d’après le dernier recensemen­t de l’iNSEE en 2008, les Parisiens ayant grandi en province sont plus nombreux que ceux nés à l’intérieur du périph’. Depuis Georges Pompidou, les autoroutes, le TGV, la décentrali­sation et internet ont contribué à réduire le fossé entre une capitale hégémoniqu­e et le reste de la France. Comme si cette vieille bourgeoise de Paris avait besoin de besoin sang frais pour se réveiller en sursaut.

rastignac à weston

Terrasse de l’hôtel Providence, à l’heure de la sieste :charme un peu daté, papier peint fleuri, mobilier vintage. Hormis un scooter qui passe, on se laisserait presque bercer par le bruit des vagues. Vue d’ici, la rue René Boulanger ressemble à une départemen­tale dépoussiér­ée par Pierre Moussié. Aujourd’hui à la tête d’un empire – le Mansart, le Sans Souci, Chez Jeannette, le Floréal, le Parisien, la Brasserie Barbès –, avec Jean Vedreine, l’Auvergnat s’imaginait-il du haut de son Cantal natal en futur Rastignac à weston des brasseries parisienne­s ? Au delà des procès en gentrifica­tion, ses établissem­ents quadrillen­t aujourd’hui la ville et distillent un air de cambrousse chic dans Paris. La recette ? Viser large, proposer un savoirfair­e où la sobriété et le décor priment. “Circulez y’a tout à boire”. Après un voyage fondateur en israël, où il était parti faire la plonge, le chef basque inaki Aizpitarte, déboule à Paris à la fin des années 90. il n’a pas un rond en poche mais une idée en tête. “Je squattais chez un pote dans les débuts, se souvient-il. Comme tout provincial qui débarque à Paris, j’étais fasciné par la beauté de cette ville, la mode, les gens, les vieux bistrots, ce bouillon. ” Le futur chef du Chateaubri­and et du Dauphin se fait la main dans différente­s adresses réputées de la capitale tout en faisant mijoter son projet : dépoussiér­er la cuisine de bistrot dans le sillage d’un autre provincial, Béarnais celui-là, Yves Camdeborde. “Mon profil plaisait beaucoup aux chefs pour lesquels je bossais, explique le Basque. Je ne sais pas si le fait de venir du Sud-Ouest a joué pour quelque chose, mais j’étais surmotivé. Paris s’offrait à moi. J’étais comme un gamin. ” La Station, le Rosa Bonheur, le 6B… Des lieux à la périphérie de la ville cassent les codes. Pas besoin du Paris Grand Express et ses quatre nouvelles lignes de métro pour agrandir l’intramuros, juste d’une pincée d’esprit provincial. En juin dernier, le label de garage Howlin’ Banana Records fête ses cinq ans entre les murs de la Méca et les lignes de basses tabassent. Tom, son boss, sourit :“Je suis Picard, c’est pas très glamour… ” Basé à Saint-Denis dans le Paris qui s’élargit, il enchaîne :“Internet a rendu le passage par Paris moins obligatoir­e, mais c’est certain que cette ville est un accélérate­ur à plein de niveaux quand tu travailles dans la culture.” originaire de Biarritz, Marlon, du groupe La Femme, confirme :“Le fait de venir de province? Je ne l’ai jamais revendiqué, mais je ne m’en suis jamais caché non plus. Les choses se font assez naturellem­ent. ”

Chercher le Parisien

Que reste-t-il de l’adolescenc­e lorsqu’on a quitté sa cambrousse et ses vallées d’ennui ? Tom, toujours, passe aux aveux :“Je traîne avec des Lillois, des Bordelais, des Picards, assez peu avec des “vrais” Parisiens. Le fait d’avoir grandi dans une région où il n’y a pas de salle de concert, pas de disquaire, pas de fanzine, bref pas de réseau undergroun­d et où la seule source d’infos, c’est MTV ou Rock & Folk, ça m’a influencé dans la façon de travailler avec les médias. J’ai toujours cherché à toucher un large public, à sortir des groupes qui plaisent aussi bien au lointain Picard qu’au Parisien qui lit Gonzaï.” Flashback vingt ans en arrière :l’écrivain Damien Malige jette l’ancre à Paris. il se souvient de son premier choc en arrivant :“Laurence Treil, le mannequin le plus sublime des années 80, marchant dans une rue près des Halles. ” L’auteur de Province Terminale (Gallimard/L’Arpenteur) ne cache pas ses aspiration­s premières alors qu’il n’est encore qu’un architecte cherchant à faire carrière :“J’ai eu pendant quelques années l’ambition de “réussir profession­nellement” parce que Paris t’impose ça. J’avais autour de la trentaine, jeune père, je faisais comme tout le monde:le réseau, les gens qui comptent, toute cette merde. Arrivé à 35 ans, je me suis rendu compte que ce n’était plus possible de continuer à entretenir ces espèces de relations bourgeoise­s, tous ces comporteme­nts qui t’isolent de la vie, d’une intensité.” L’écrivain reprend son souffle avant de continuer :“C’est insidieux mais petit à petit, le truc simple d’être heureux, ben tu ne sais plus ce que c’est. A partir de là, je me suis dis qu’il fallait tout reprendre depuis le début, depuis l’adolescenc­e, et je me suis mis à écrire mon premier roman. Aujourd’hui, mon rapport à la réussite est celui d’un punk à chien :never mind the bollocks ! Et enfin je respire et j’aime le métier de vivre. ”

Casser les codes

En 1903, dans les Grandes Villes et la Vie de l’esprit, le sociologue Georg Simmel repère un phénomène moderne: l’anonymat urbain permet “l’intensific­ation de la vie nerveuse” de l’individu. Electrisé par son arrivée à Paris, le provincial trouve peut-être là sa décharge interne, son flash d’intensité. A la tête de la Station, une ancienne gare transformé­e en “laboratoir­e festif consacré aux scènes artistique­s émergentes ” entre Saint-Denis et Aubervilli­ers, Eric Stil en est un exemple presque trop parfait. Au mitan des années 80, ce fils de militaire qui a grandi dans le Sud (Nice, Toulouse, entre autres) débarque dans la capitale, marqué au fer par les squats et la culture free :“Beaucoup de choses nous frustraien­t à Paris, tous ces lieux machines à fric. On a donc imaginé une autre manière de faire la fête. C’est un esprit qu’on a toujours eu :un public assez branché mais qui se la pète pas, toujours mixte, assez euphorique. J’aime annoncer que l’on finit à minuit et terminer à 6h du mat’. ” Explorant d’autres territoire­s, la Station et son décor à la wim wenders élargit les possibles. Comme ici, Paris ne dort jamais, elle attend juste de se donner aux audacieux. Bientôt, le périph’ encerclant la ville ne sera peut-être plus qu’un souvenir. Les banlieues et les zones périurbain­es préfiguren­t-elles ce que seront les centresvil­les de demain? À ce rythme, Paris pourrait bien devenir “leur” province.

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