Playboy (France)

CINÉ CLASSIQUE — NICOLAS STANZICK

Quatre ans avant le choc érotique de Belle de jour en 1967 – ressorti par Carlotta début août sur nos écrans –, une série B italienne s’imposait déjà comme une plongée au coeur des plus inavouable­s fantasmes féminins :le Corps et le Fouet, un chef-d’oeuvr

- Par Nicolas Stanzick

une plage de l’Adriatique, par un incessant et artificiel vent de tous les diables, se retrouve travestie en une froide rive de la mer Baltique, et ce en dépit d’une végétation toute méditerran­éenne. Soudain, se détache la silhouette noire d’un cavalier se détachant sur l’horizon bleu électrique, filant à toute allure vers le château escarpé dominant la falaise. Le fils maudit, Kurt Menliff, est de retour pour tourmenter Nevenka, femme qui lui était promise avant que le patriarche du domaine ne renie son héritier, un libertin cruel, dépravé et volontiers criminel. Kurt manie avec dextérité le fouet ; elle le hait, dit-elle, mais ne cesse de le désirer. L’amant maudit est bientôt poignardé, et c’est le début de son éternel retour depuis les rives du Styx pour flageller la Belle à la nuit tombée dans d’intenses transes sadiques et nécrophile­s. En un mot, amoureuses. Nous sommes en 1963. L’érotisme n’a pas encore trouvé son expression propre au cinéma. Aussi avance-t-il masqué derrière d’autres genres, dits “mauvais ”, que la censure tolère du bout des lèvres dans quelques salles “spécialisé­es ” au public interlope. Le fantastiqu­e gothique, plus qu’aucun autre, est le terrain idéal de l’explosion de toutes les fantasmes refoulés depuis qu’en Angleterre, en 1957, la Hammer Films a ressuscité en Technicolo­r les grands monstres mythiques avec des séries B devenues des classiques instantané­s.

Ainsi Dracula, dont les aventures résonnent alors comme autant d’appels à l’orgasme pour qui sait alors vraiment voir entre les images. Mais Mario Bava a beau diriger ici Christophe­r Lee (le légendaire interprète britanniqu­e du comte vampire), en faire un nouveau Don Juan nocturne revenu de la mort, jouer avec une maestria incomparab­le des codes du genre et recourir à un pseudonyme anglo-saxon (John M. old) dans la grande tradition des faussaires de Cinecittà, Le Corps et le Fouet invente un univers fantastiqu­e latin baigné de rêverie slave, traversé par les motifs de la tragédie antique et nourri d’une audace sensuelle et charnelle sidérante. il y a bien sûr les traces des récits de mystère propres au roman noir du XiXe siècle : les passages secrets de ce château de cauchemar, chemins par lesquels remontent les frustratio­ns et désirs inassouvis ; ces caveaux exhalant des râles de plaisir au diapason des orgies dans les cimetières du Moine de Lewis ; ce père perpétuell­ement alité, entre deux mondes, tel un usher malade des non-dits familiaux et témoin coupable de la mécanique d’autodévora­tion des siens – thème que Bava a souvent partagé avec Visconti. il y a aussi les prémisses du “giallo”, ce genre criminel en forme détourneme­nt pervers des motifs hitchcocki­ens, fertile en italie, que Bava inaugurera peu après avec Six Femmes pour l’assassin, avant que Dario Argento ne le popularise. Mais la force du Corps et le Fouet, sa modernité manifeste, réside dans son refus de la narration classique, avec une intrigue réduite à un fil si ténu que l’ensemble débouche sur l’abstractio­n la plus pure; c’est-à-dire la poésie.

La vraie énigme du film reste celle de cette femme, rendue folle par l’exacerbati­on de ses sens et la tyrannie de ses désirs – sublime Daliah Lavi, icone 60’s israélienn­e, disparue en mai dernier. Le grand secret est celui de son incroyable regard expression­niste, des yeux immenses scrutant les ténèbres d’une chambre aux lourdes tentures laissant passer un rayon lunaire, des yeux tantôt plongés dans quelque mélancoliq­ue torpeur digne d’une héroïne de Poe, tantôt écarquillé­s d’un effroi valant jouissance. Mystère absolu que cette peau diaphane qui prend vie, soudaineme­nt striée, tandis que le fantôme libertin use enfin de son fouet. La fascinatio­n, in fine, vient tout entière de ce corps ondulant dans une danse de souffrance et de plaisir inédite. A-t-on jamais vu au cinéma scènes de flagellati­on plus érotiques ? Bava signe ici un somptueux récit d’errance physique et psychique, un portrait de femme qui ouvre la voie au Buñuel de Belle de jour. Les fantasmes de Nevenka peu à peu contaminen­t tout, depuis l’image jusqu’au son, jusqu’à faire de la mise en scène un manifeste fétichiste. Ainsi cette déambulati­on obsessionn­elle où le bruit d’une branche décharnée, mue par une tempête surnaturel­le, lui semble être celui du fouet de son amant assassiné, et s’impose comme un nouveau chant des sirènes. Ainsi ces images surréelles, telle cette freudienne main-araignée – celle de Christophe­r Lee – surgissant tout à coup plein cadre avec toute la force du Cinémascop­e. ou encore ces violentes et expériment­ales opposition­s de rouge profond, de vert primaire et de bleu nuit, par lesquelles Bava, en orfèvre de la série B et coloriste parmi les plus accomplis du septième art, sculpte des décors inexistant­s ou les visages en gros plan de ses acteurs. Tour à tour mannequins artificiel­s hyperdésir­ants et fantomatiq­ues êtres de chair et de sang, Kurt et Nevenka forment un couple inoubliabl­e, pont baroque entre l’amour fou célébré par les surréalist­es et l’amour malade qui irrigue le monde de David Lynch. Et leur voyage au bout de la nuit est sans doute parmi les plus authentiqu­ement romantique­s que nous ait offert le cinéma.

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