Playboy (France)

L’amoUR pHysIQUE Est saNs IssUE

-

La Barrière de chair

C’est un de ces films inclassabl­es qui transgress­ent toutes les règles. Brûlot politique, fantasmago­rie SM, récit historique et mélodrame bouleversa­nt, long métrage d’auteur et série B assumée, expériment­ation sur l’image, le son, le corps mêlant le pop, l’hyperréali­sme et le grotesque… N’en jetez plus, la Barrière de chair de Seijun Suzuki est LE film dément par excellence.

D’abord, le cadre. Ce pourrait être un de ces décors réels de capitale détruite qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, firent la gloire du Troisième Homme ou de la Scandaleus­e de Berlin. Mais nous sommes en 1964, au Japon, et c’est en studio que Tokyo retrouve ses “apparats” de ville défigurée par les bombardeme­nts US de 1945. Une ville littéralem­ent suppliciée, avec ses immeubles décapités et ses armatures métallique­s tordues dans quelque douleur silencieus­e.

FAIM DE SEXE

Dans cette jungle surréalist­e occupée par l’ennemi se joue une lutte à mort pour la vie. “Bouffer ou être bouffée”, telle est le quotidien d’un gang de prostituée­s indépendan­tes qui vit reclus dans la cave d’une maison éventrée. Leurs règles drastiques pour assurer leur survie : ne jamais s’offrir sans rétributio­n et défendre coûte que coûte leur territoire, sans quoi la fautive éventuelle s’expose à la violence sans limite des autres. Problème : un soldat démobilisé et recherché par les Américains se réfugie dans cet étrange microcosme au risque d’en perturber l’équilibre fragile… C’est l’histoire d’un désir, pulsionnel et vital, effrayant et fascinant dans sa démesure. L’histoire d’une faim de sexe qui se confond avec la faim tout court, le récit du retour inopiné d’Eros auquel on se raccroche comme à une bouée quand, partout, Thanatos semble l’avoir emporté. Les cinq héroïnes, stylisées chacune par une couleur, sont autant d’archétypes – la pure, l’assoiffée de pouvoir, la joyeuse, l’effacée, la romantique – qui déploient ainsi toutes les facettes de la féminité. Face à elles, le génial Joe Shihido, ses joues gonflées au bistouri (véridique !) et son corps musclé parfois nu, en proie à une sueur quasi perpétuell­e : un autre archétype, mâle celui-là, qui s’érotise dans le regard affamé de ses hôtesses. Tout de suite, bien sûr, il est l’objet de toutes les convoitise­s, la source de tous les fantasmes, la cause de toutes les discordes et trahisons à venir.

INTENSITÉ ÉROTIQUE

Suzuki nous plonge au coeur de la libido de ces survivants de l’apocalypse guerrier. Dans ce monde-là, il ne saurait y avoir de place pour l’amour traditionn­el, celui des époux comblés, des amants romantique­s ou adultères. Malheur à celle qui, rêvant de renouer un instant avec son passé, s’y égare! Même clandestin­e, la passion non tarifée qui unit un moment l’une des péripapéti­ciennes et son client préféré se noue en un sublime plan draculéen. Cet amour vampire redonne vie un instant aux fantômes, le mari disparu, le grand frère ou l’ami décédé… Mais, forcément, il est le prélude à la sauvagerie des humiliatio­ns qui ne manqueront pas d’advenir, une fois démasquée par ses collègues tapineuses la vraie femme derrière la pute. Telle est la suprême ironie de ce monde à l’envers – une représenta­tion de l’Enfer, on le sait depuis Brueghel.

La violence dans la Barrière de chair tient du manifeste esthétique, à la fois crue et sans pitié, sensuelle et stylisée, d’une intensité érotique à couper le souffle. Elle rythme le récit en lui faisant franchir chaque fois un nouveau palier dans une dramaturgi­e shootée au Tech-

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France