L’appRéHENsIoN DU DésIR
Dans la famille restreinte et exigeante de la jeune peinture abstraite, Loie Hollowell commence à faire son nid. Son motif inflexible – le sexe entre un homme et une femme, le désir, la jouissance et l’orgasme qui le conduisent – aurait pourtant pu semer quelques doutes sur le papier. Or non contentes d’être des mécaniques formelles raffinées, les peintures solaires de la New-Yorkaise rayonnent dans leur pouvoir transcendant, leur parfum métaphysique, autant que dans leur faculté à bifurquer hors de la raison, vers le mystère le plus succulent. Toujours symétriques et de format vertical, tendues sur des panneaux de bois de peuplier, ses toiles abondent en vagues sensuelles, formes géométriques, galbées, oblongues et triangulaires, rayons et plis. Toutes – d’abord l’air de rien puis de manière plus évidente – invoquent la sexualité. Dans des enchevêtrements complexes dont les contours se lisent en revanche avec clarté, les couleurs, chaudes et souvent appliquées en dégradés, sont par moments traversées par une lueur blanche irradiante. Devant les abstractions de la jeune Américaine née en 1983, le regardeur fait l’expérience d’une peinture animée par deux mouvements : la palpitation et la suspension. Le premier évoque la pulsation cardiaque et celle des organes sexuels en plein ébat amoureux ; le second, la recherche de la prolongation de l’extase, sensation renforcée par un jeu de perspective qui ne fixe aucun point de fuite particulier.
DE LA SUèDE à SHIVA
recta et nature, Hollowell qualifie souvent ses peintures de “paysages corporels” et précise la chose : “Mes peintures s’inspirent de la vie sexuelle simple et épanouie que nous avons, mon mari et moi. Pouvoir traduire l’acte sexuel en abstraction et faire vivre au spectateur une expérience agréable font mon bonheur.” Cryptés, avec une souplesse dosée à la perfection, ses agencements de formes traduisent aussi les liens intimes entre la surface et l’intérieur, le dehors et le dedans, qui unissent les corps amoureux. Lèvres, seins, vagins, phallus et clitoris s’imbriquent, se prolongent dans un espace pictural habité par les contractions et les expansions. C’est dans le nord de la Californie que Hollowell a grandi, un terreau qui n’est sans doute pas innocent à une émancipation sexuelle affleurant dans sa peinture et ses mots. Dans les années 1970, le féminisme, la sexualité vue et racontée par les femmes, ont fait leurs premiers pas décomplexés dans cette partie du globe. “Pendant l’orgasme, j’ai la sensation qu’une lumière vive jaillit hors de mon corps, comme si j’allais exploser”, poursuit-elle. D’autres femmes, Georgia O’Keeffe et Hilma af Klint les premières, peintres elles aussi, tiennent sans aucun doute une place privilégiée dans son panthéon. La première, pionnière du modernisme américain, pour ses sublimes peintures de fleurs où corolles, pétales et pistils en plans rapprochés aspirent à l’abstraction et au sexuel ; la seconde, Suédoise défricheuse dans cette même histoire de l’abstraction, pour sa géométrie hypnotique et organique. Sur d’autres versants culturels, la peinture de l’Américaine va également à la rencontre du lingam phallique hindou du dieu Shiva, de la conception de la jouissance charnelle comme énergie continue dans la Chine ancienne, ou encore de l’esthétique graphique Art déco des années 1930 et de la mandorla, forme en amande imitant celle du sexe féminin au sein de laquelle les artistes de la Renaissance italienne pouvaient peindre une scène religieuse.
CORPS DELEUZIEN
Au-delà de la phénoménologie du sexuel, d’un sensible où la chair, la vie et l’expérience sont liées, Loie Hollowell a la délicatesse de peindre avant tout des cosmos, des mondes métaphysiques, transcendants, où l’existence et la liberté, l’être, la création et la raison, le moi et l’autre, sont les vrais patrons. Un cocktail que n’aurait sans doute pas refuser le Henry Miller de Sexus. Sa peinture va même un peu plus loin. Dans son choix d’une abstraction qui aurait gardé l’attache la plus étroite possible avec la figuration, Hollowell s’ajuste finalement avec le concept du corps sans organes mis sur pied par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans leur appréhension du désir. “Un corps affectif, intensif, anarchiste, fait de gradients”, lié à “des forces ou puissances imperceptibles qui s’en emparent ou dont il s’empare”, écrit Deleuze. Cette combinaison d’osmose et de chaos sur velours, teneur propre au sexe, résume assez bien la peinture d’Hollowell. Une peinture qui prend volontiers des airs de cérémonie secrète sans convives, chargée de mystère et d’un mysticisme athée, une peinture de l’extase, qui vient de la jouissance et se fait dans le plaisir. C’est déjà pas mal.