LE NOUVEL AN ZERO
De Stranger Things à Westworld en passant par The Walking Dead, l’obsession « genre » des séries d’aujourd’hui aurait pu aboutir à un instant postmoderne terminal ivre de références à gogo. Elle ressemble plutôt à un nouvel instant zéro pour la pop cultur
Vous avez 14 ans. La culture pop ressemble à un océan à perte de vue, un univers infini fait de constellations et de galaxies que trois vies ne vous permettraient pas d’explorer de fond en comble. Vous n’êtes pas un cinéphile Cahiers du cinéma des années 50, qui enquille tout Ford en quelques semaines au Quartier latin, rattrape à grande vitesse le Hitchcock anglais en faisant ses gammes au Mac Mahon. Vous n’êtes pas un rat de cinémathèque de province des années 70, occupé par des cycles « Japon » ou « Italie » en lisant Positif. Vous n’êtes pas un lecteur de Starfix et Mad Movies des années 80 qui a toute la puberté devant lui pour épuiser le vidéoclub du coin de la rue. Vous n’êtes pas un millenial abonné aux Années Laser et à DVDvision, qui s’achète petit à petit l’histoire du cinéma en DVD. Non, vous êtes un gamin 3.0 de la fin des années 2010. Tous les films sont là, à portée de votre petite main, dans un appareil qui ne saurait pourtant tous les contenir. On dit que le dernier homme qui aurait lu tous les livres existants fut Leibniz, physicien et érudit du XVIIe siècle. Il n’y aura plus jamais de cinéphile ayant vu tout le cinéma qui l’a précédé. Ni
de téléphage qui aura compilé l’intégralité des séries jamais diffusées. Les seuls lecteurs ayant emmagasiné toutes les oeuvres de l’Histoire seront des lecteurs multimédias, branchés à votre écran. La quête du savoir étant externalisée, la bibliothèque d’Alexandrie (filmothèque, vidéothèque, musicothèque, téléthèque) étant cachée derrière une adresse http://, on n’a plus besoin de tout voir pour tout savoir. Le mauvais côté de la chose : une forme d’amnésie généralisée, un à-peu-près global, des oeuvres belles tombant dans l’oubli, dans un certain néant organisé. Le bon côté : le poids du passé et des histoires déjà écrites se fait d’un seul coup moins écrasant. Une liseuse Kindle au lieu d’une valise débordant de livres. Une clé USB au lieu de cinquante cartons remplis de DVD. Stranger Things plutôt qu’une Pléiade Stephen King et un coffret de l’intégrale Amblin. En 2017, on voyage léger.
Vous avez 45 ans. Vos enfants passent leurs journées à observer des youtubeurs tester des jeux vidéo. Le cinéma est loin, de plus en plus loin, de leurs préoccupations immédiates. Les séries télé sont devenues un loisir adulte, avec du gore et du sexe, que l’on regarde une fois que les petits sont couchés (surtout à cause du sexe), étant entendu que ça les intéresse de toute façon beaucoup moins que les oeuvres complètes de ZeratoR (le youtubeur spécialiste du jeu de voitures TrackMania) ou les exploits des catcheurs de la WWE. Le plus grand, 13 ans, se couche désormais un peu plus tard et vous commencez timidement à l’autoriser à regarder des épisodes de Game of Thrones ou The Walking Dead, ces séries qui ont en commun d’offrir des précipités de genres ou d’univers à la fois très vastes et très codifiés, pour n’en conserver que les grands thèmes, les grandes figures, les images les plus indélébiles, comme dans un parc d’attractions.
Digest culturel
Le motif du parc d’attractions est au coeur de Westworld (et de toute l’oeuvre visionnaire du romancier cinéaste Michael Crichton, mort en 2008) et de plusieurs épisodes de Black Mirror. Il offre la clé de compréhension d’un instant pop culturel... étrange, où il ne s’agirait plus de citer des oeuvres précises, des références spécifiques, des influences revendiquées, mais de livrer à une nouvelle génération de lecteurs/spectateurs/auditeurs un digest d’univers préexistants dans lequel se projeter et
se promener à loisir. Westworld joue à la fois sur le tableau western (les « scénarios » joués par les robots, avec as de la gâchette, putes de saloon et bandits mexicains) et sur le thème SF de l’intelligence artificielle. Le film de Crichton (Mondwest, 1973, avec Yul Brynner en Terminator première génération) racontait comment des robots déréglés deviennent des dangers pour l’homme. La série de Jonathan Nolan conte, elle, comment des robots déréglés deviennent au contraire les victimes de la cruauté des hommes, qui refusent d’accepter l’idée que leurs bugs sont le signe de leur accession à la conscience et la préfiguration de leurs rébellions à venir. En une dizaine d’épisodes, l’enjeu mélodramatique de la série est donc de finir par ressentir de l’empathie pour des créatures inertes, sans souvenirs (donc sans histoires personnelles) et sans émotions propres (donc sans affects). Mais l’enjeu culturel, bien plus décisif encore, n’est rien moins qu’une remise à niveau d’un pan entier de la SF, qui convoque Isaac Asimov (Le Cycle des robots), Stanley Kubrick (HAL 9000), Blade Runner (les Réplicants), Mamoru Oshii (l’esprit dans la machine), Arnold Schwarzenegger (« Hasta la vista, baby »), jusqu’au récent Ex Machina (Alicia Vikander nue), comme une initiation express à un univers thématique (robot + conscience = gros problème) surencombré.
Même moins conceptualisées, Game of Thrones ou The Walking Dead fonctionnent elles aussi comme des stages longue durée (très longue durée vu le nombre de saisons) au pays de l’heroic fantasy et au royaume des zombies. L’ensemble des fétiches des deux genres, leurs paysages de prédilection, leurs passages obligés, leurs stéréotypes, archétypes et même leurs clichés sont revisités méthodiquement, comme dans des parcs à thème géants. Le principe étant d’offrir, en même temps qu’une visite guidée visuelle ou stylistique, une sorte de résumé des épisodes précédents, films, jeux, BD, films adaptés de jeux ou de BD, romans, pièces, films adaptés de romans ou de pièces, compilés dans un tout-en-un prêt à l’emploi qui fonctionne aussi comme une mise en ordre (un rangement) des thèmes et figures du genre : sexe, pouvoir, quêtes, donjons, dragons, élus et damoiselles d’un côté (des légendes arthuriennes au Seigneur des anneaux, en passant par Shakespeare), contamination, damnés de la terre, peur de l’inconnu, ségrégation, instinct grégaire et têtes qui explosent de l’autre (de Romero à Resident Evil, en passant par 28 Jours plus tard). Davantage que Westworld, oeuvre plus alambiquée et théorique, Game of Thrones et The Walking Dead sont des séries clé en main : elles contiennent tout ce qui les précède, encapsulent des décennies de déclinaisons qu’elles offrent en héritage à une nouvelle génération qui ne reviendra pas forcément aux sources. Précisément parce qu’elle n’y sera plus obligée.
Rêveries éveillées
Sans que l’on puisse y voir un choix ni une ligne éditoriale spécifique, Netflix se retrouve à diffuser au moins trois séries qui fonctionnent sur ce même principe de l’upgrade/digest/remise à plat. Black Mirror est une réinitialisation globale de toute la SF de l’enfer technologique (qui remonte au Meilleur des mondes d’Aldous Huxley et à 1984 de George Orwell) : la modernité crée des objets aliénants (tablettes, téléphones, robots, puces électroniques) et des comportements aliénés (réseaux sociaux, viralité, évaluations, téléréalité, surveillance, etc.). L’idée, qui fit les grandes heures de The Twilight Zone (La Quatrième Dimension), est ici reconfigurée autour d’objets et comportements contemporains (étant
entendu que La Quatrième Dimension fut produite de 1959 à 1964, ce qui commence à dater) mais ne fait que décliner habilement des cauchemars connus. Encore plus notables, Fargo et Stranger Things sont des rêveries éveillées dans des pays pop culturels déjà habités, l’oeuvre des pères Coen (et de leurs rejetons indépendants, de John Dahl à Billy Bob Thornton) pour la première, les films Amblin (Les Goonies, Explorers, Gremlins et un peu E.T. aussi, sur les bords) et le volume années 80 des oeuvres complètes de Stephen King pour la seconde. Si Fargo se met petit à petit (surtout dans la saison 3) à déconstruire et pervertir l’influence Coen, un peu comme a pu le faire Penny Dreadful vis-à-vis de son bestiaire de mythes victoriens (Frankenstein, Dracula, Dorian Gray, Jekyll et Hyde), Stranger Things, elle, échappe totalement à une lecture postmoderne ou intello du genre qu’elle se propose d’explorer. L’approche des frères Duffer se veut anti-théorique, jamais « méta », simplement naïve, comme si le souvenir des oeuvres BMX de Steven Spielberg et des cabanes dans les bois de Stephen King était un lieu imaginaire en soi, susceptible d’être réutilisé tel quel comme contexte de nouvelles histoires. Chaque scène de la saison 1 se déroule ainsi dans un lieu archétypique qui a déjà accueilli nombre d’autres récits (un sous-sol de maison, une chambre de jeune fille, la frontière entre le lotissement et le bois environnant, des conduits métalliques, une ligne de chemin de fer désaffectée, un collège, un laboratoire gouvernemental, etc.) et où de jeunes Tom Sawyer next gen (même si coincés dans les années 80) sont à leur tour confrontés à l’irruption du surnaturel et de leurs boutons d’acné.
Que vous ayez 14 ou 45 ans, Stranger Things est votre point de rencontre, l’endroit où doit se jouer la transmission. Devant elle, l’enfant et l’adulte sont mis à égalité : la maîtrise des références n’offre pas une lecture plus riche ou plus profonde de l’oeuvre, l’érudition pop n’ajoute rien au charme dérivatif de cette histoire qui contient toutes les autres mais qui, plutôt que de les ranimer comme des hologrammes pastel nostalgiques, en offre une version compilée, distillée, raffinée. Un concentré de culture 1983 entièrement contenu dans huit épisodes de divertissement sans conséquence, dont l’absence d’originalité (l’absence de prétention à une quelconque originalité) serait la première qualité et la principale singularité. Un paradoxe peut-être, mais aussi une véritable libération et le signe que la pop culture peut enfin recommencer de (presque) zéro.
QUE VOUS AYEZ 14 OU 45 ANS, STRA NGER TH INGS EST VOTRE PO INT DE REN CONTRE, L’EN DROIT OÙ DOIT SE JOUER LA TRANS MISSION.