En souvenir des croissants
Vingt ans avant le dadaïsme YouTube, Dorothée et ses copains n’avaient « pas de pitié pour les croissants ».
« S A NS LA SUBVE RSION, UN PROGRAMME DEVIENT VITE RINGA RD... » JEAN-LUC AZOULAY, PRODUCTEUR
Aujourd’hui, le consommateur d’humour perché ne jure que par le câble et le web anglo-saxons : Adult Swim (canal du réseau Cartoon Network dédié aux programmes braques comme Robot Chicken ou The Eric Andre Show), les web-séries de Tim & Eric, ou encore la chaîne YouTube des productions SuperDeluxe. Il y a trente ans, en France, il n’aurait eu qu’à se poster devant TF1 en matinée, en même temps que la marmaille surexcitée. Pas de pitié pour les croissants injectait alors à la nation entière sa dose de surréalisme à la Monty Python, pas moins barré que le Téléchat de Topor ou que Objectif Nul, arrivés sur Canal+ au même moment. La particularité de Pas de pitié..., son atout secret ? Les mises en abîmes prodiguées à la pelle : des personnages attifés façon Renaissance (Corbier, souvent) qui interpellent Étienne Mougeotte ou insultent le dialoguiste, Jacky parodiant les émissions de variété de Sabatier, et Dorothée qui chante dans les bureaux de la rédaction, invitant les auteurs ou les techniciens à participer... Pas de pitié pour les croissants aurait-il été l’incubateur primitif d’un rire postmoderne devenu aujourd’hui légion ? Et comment la première chaîne, alors fraîchement privatisée, a-t-elle laissé le soin à la grande famille AB d’éveiller le sens de l’absurde chez les jeunes esprits de France et de Navarre ? À écouter Jean-Luc Azoulay, capitaine du gentil navire, les choses furent très simples. « On n’a jamais fait de marketing, alors on est arrivés sans concept, juste avec l’envie de se marrer. TF1 nous laissait faire : ils avaient compris que sans la subversion, un programme devenait vite ringard. Et puis, la pub jeunesse ne suffisait pas à alimenter la chaîne, ça les arrangeait donc qu’on fasse de la part de marché pour les plus grands, aussi. D’où les clins d’oeil plus “adultes”, et les gags en coulisses : ma plus grande fierté, comme on filmait en régie, c’est que chaque membre de l’équipe a eu son heure de gloire ! » Gosses et jeunes adultes se sont ainsi retrouvés accros aux heures d’hypnose télévisuelle offertes par Dorothée, prolongées par les sketches du « Club Do » : là encore, la bande d’Azoulay franchit les limites (« mais pas celles de la bienséance », insiste l’intéressé), jouant parfois sur une note politiquement incorrecte aujourd’hui inimaginable (qui se souvient du général Von Jacky, cet officier nazi amateur de « petites mesdemoiselles françaises », qui égayait les matinées des têtes blondes en 1993?). Doubles niveaux de lecture, références historiques ou pop culturelles sulfureuses, abattage du « quatrième mur » : coincée entre les années du situationnisme et celles d’internet, Dorothée aurait-elle été le point de jonction insoupçonné entre deux formes de contreculture ? Au pays des croissants masqués, on peut tout imaginer.
Cédric Pilot, producteur chez On Entertainment aux côtés d’Aton Soumache. Vous les trouvez dans les dessins animés que diffusent Cartoon Network et Nickolodeon. Je vous encourage à regarder Le Monde incroyable de Gumball ou Adventure Time, ça va très loin dans le délire. Sans oublier Bob l’éponge, le parangon du programme trash pour enfants. » Infatigables têtes chercheuses qui privilégient l’originalité au goût commun, les chaînes câblées anglo-saxonnes sont, en effet, des laboratoires d’où émerge LA tendance. « En France, nous sommes plus prudents pour des raisons structurelles, admet Pilot. Chez Cartoon Network, ils ont des équipes dédiées qui bossent en vase clos. »
Esprit geek
Présente dans les cartoons et les anime (les délirants One Piece et One Punch Man), la transgression a finalement plus de mal à trouver sa place dans les programmes live. Pour tout dire, elle en est absente. La seule émission tout public qui trouve grâce aux yeux de Jean-Luc Azoulay, c’est... Touche pas à mon poste ! « Hanouna me fait rire même s’il va parfois un peu loin. Il m’a d’ailleurs confié qu’il me devait tout. Sa liberté de ton est précieuse mais on n’arrête pas de l’emmerder ! » Plus que dans les talk-shows, scrutés par le CSA, c’est sur YouTube que s’épanouit désormais la liberté de ton en toute impunité. « Je vois sur le Net des programmes japonais ultra-trash qui s’adressent à une niche, constate Aton Soumache. Cela illustre une tendance à la ghettoïsation de l’esprit geek. Les jeunes d’aujourd’hui intègrent des groupes spécialisés, très segmentants, où tout le monde a un peu le même profil. C’est différent de la génération Dorothée, qui était plus ouverte et qui touchait plus de monde. À l’époque, on était geek de manière organique, indépendamment de notre volonté. » « Les youtubeurs Cyprien et Norman sont formidables mais leur public est étroit, enchérit Jean-Luc Azoulay. Ils parlent aux jeunes avec des codes moins universels. » En 2017, l’étrange est partout et nulle part. « Ça veut dire quoi “décalé” à l’heure d’Internet et du tout transgressif ? », s’interroge Cédric Pilot. Dans un monde façonné par la liberté de ton héritée des années contre culturelles, biberonné à « l’esprit AB » (comme on parle « d’esprit Canal », lui aussi décisif pour comprendre les vannes de n’importe quel enfant des années 80), la bizarrerie s’est peut-être normalisée. Ce serait alors l’aboutissement de l’ambition barrée de Jean-Luc Azoulay et de ses confrères : glisser la folie adulte dans les programmes jeunesse, pour mieux faire germer le potentiel zinzin de chaque spectateur. Démocratiser le bizarre, en somme. L’idée étant que toute personne née dans les années 70 et 80, quelle que soit sa classe sociale, puisse aujourd’hui se retrouver dans une forme de décalage universalisé. Jean-Luc Azoulay nous présente un exemple parlant : « Emmanuel Macron a récemment confié à Jacky que son plus ancien souvenir de scène, c’était lui et Dorothée se produisant ensemble, quelques années avant d’exploser à la télé. » Bizarre, vous avez dit bizarre ?
« BOB L’ÉPONGE : LE PARANGON DU PRO GRAMME TRASH POUR ENFANTS. » CÉDRIC PILOT, PRODUCTEUR