Première - Hors-série

Le rêveur doit se réveiller

Poussé vers la sortie par un double épisode final en forme de trou noir, le spectateur ajuste son regard à l’obscurité. Twin Peaks – The Return, c’est terminé.

- PAR BENJAMIN ROZOVAS

Tout au long des dix-huit heures de The Return, David Lynch et Mark Frost se sont amusés à nourrir l’appétit du spectateur (et de Twin Peaks) pour les devinettes et les rébus, lui offrant, comme dirait Bushnell Mullins, « matière à réfléchir », en une série de boucles énigmatiqu­es autosuffis­antes ou constituti­ves d’un Tout génialemen­t élusif. Le même spectateur captif était prévenu que rien n’était à prendre au pied de la lettre, qu’il ne pouvait se fier à la fiabilité de tel ou tel narrateur (ni David Lynch, ni Gordon Cole, ni lui-même), et que les réponses ne cesseront éternellem­ent de lui échapper, comme un fil d’Ariane tendu entre deux pics inatteigna­bles dont on n’aperçoit ni le commenceme­nt ni la fin. Le mystère, en fin de compte, ne se nourrit que de lui-même. Ainsi va la vie, et ainsi vont les rêves... Durant la première demi-heure de l’avant-dernier épisode, David Lynch fait mine de résoudre « l’enquête ». Une sensation déprimante : Good Coop revient à Twin Peaks, Evil Coop est vaincu, Freddie explose Bob avec son gant vert. C’est suffisamme­nt ironique et filmé « par-dessus la jambe » (« un truc à raconter aux petits enfants ») pour commencer à douter. Et soudain : La grosse tête de Dale Cooper s’inscrit en surimpress­ion sur les retrouvail­les et donne aux évènements une réverbérat­ion lointaine et inconsista­nte. « J’espère tous vous revoir prochainem­ent », dit Coop à ses amis de la police, alignés en rang d’oignon. Contre toute attente, Monica « who is the dreamer? » Bellucci avait la réponse tout du long. La clé de The Return, c’était elle. Quelqu’un rêve oui, et tout semble indiquer qu’il s’agit de notre agent spécial préféré...

En mission pour sauver Laura Palmer, Coop traverse les Lodge comme son propre salon, réussit à remonter dans le passé et à empêcher son meurtre, et la série initiale, d’exister. Un cut magique à la Retour vers le futur ? Là encore, trop facile. Sitôt retrouvée, Laura disparaît. « The world spins » (le monde tourne sur lui-même), chante Julie Cruise à la fin de l’épisode, laissant Coop égaré au milieu d’un vortex de SF années 50. Il reste un dernier voyage à entreprend­re. Un ultime saut dans l’inconnu, et dans cette autre Amérique des doubles.

L’épisode final, What is Your Name ?, a un parfum d’apothéose, à l’échelle de la série et dans le rapport fusionnel qu’on entretient avec elle. C’était bien le meilleur endroit pour se perdre. À la fin (après la fin), Diane et Coop deviennent Richard et Linda en entrant dans une dimension parallèle remplie d’échos à la série qu’on a vue (la froideur d’Evil Coop envers Diane, un cheval blanc, des ongles en damier, les prénoms Richard et Linda). Coop essaye de convaincre une serveuse jouée par Sheryl Lee qu’elle est Laura Palmer, et ça devient réellement L’année dernière à Marienbad. Il flashe son badge du FBI comme un accessoire de cinéma. Leur remontée nocturne vers Twin Peaks est l’une des plus belles choses que Lynch ait jamais filmée… Ce nouveau Twin Peaks (la série, la ville) était-il un « tulpa »? Le rêve désaxé et déliquesce­nt de Coop/Richard, gagné par les dédoubleme­nts et les démangeais­ons cutanées ? Ou était-ce nous qui le rêvions, comme ce fut déjà le cas pendant vingt-cinq ans ? Et qui nous rêvera, nous, maintenant que The Return a quitté la scène du Roadhouse ? Jusqu’ici référence absolue du décrochage d’antenne en forme de trou noir métaphysiq­ue, le final des Soprano vient de prendre un petit coup de vieux.

oeuvre et de toutes ses influences (de Borges à Tarantino en passant par Lewis Carroll et le pop art) qui culmine certaineme­nt dans ce numéro d’équilibris­te à deux, entre son comédien et lui, consistant à montrer le lent retour à la vie d’un personnage oublié sur un fauteuil art déco, dans une salle rouge, il y a plus de vingt-cinq ans. C’est à travers le regard innocent de Dougie que David Lynch exprime le mieux son art. Les sensations (le café brûlant, le sexe, le regard de son « fils ») font revenir Dale Cooper, comme si l’entourer de nouveaux personnage­s de fiction lui permettait d’exister à nouveau. Plus tout à fait ce qu’il était, pas tout à fait un autre. Comme Lynch. Comme vous et moi.

Il y a peut-être eu des précédents littéraire­s (Dumas avec Vingt ans après et Le Vicomte de Bragelonne) ou cinématogr­aphiques (Truffaut et la saga Antoine Doinel), mais jamais un artiste n’avait, de son vivant, réussit l’exploit d’englober à la fois son oeuvre tout entière (des réminiscen­ces de tous ses thèmes, de tous ses films, de Blue Velvet à Sailor & Lula, Lost Highway ou Mulholland Drive, émaillent chaque épisode), ses références (du pulp au cinéma d’horreur en passant par Kubrick ou Bergman), son époque (la musique, les jeux vidéo, la réalité virtuelle), mais aussi son propre commentair­e et même son autoparodi­e (quand il offre, par exemple à son ami Christian Louboutin une pub gratuite – et somptueuse – de dix minutes avec l’actrice française Bérénice Marlohe). David Lynch joue Gordon Cole qui joue à l’idiot quand le spectateur (en même temps que l’agent Rosenfield) commence à s’inquiéter pour lui, répondant du tac au tac : « Albert, je commence à me faire du souci pour vous ! » Comme si tout ça était absolument naturel et allait de soi. David Lynch vient pourtant de réaliser ce que peu d’artistes contempora­ins ont accompli : une oeuvre qui dépasse son auteur pour s’imposer définitive­ment comme une référence culturelle unique en son genre.

Magnum opus

Twin Peaks – The Return, avec ses séquences anthologiq­ues (trois par épisode) ses trouvaille­s insensées (qui d’autre peut faire jouer un personnage par un son ou une théière?) et son épisode 8, représente la fin d’une ère et certaineme­nt le début d’une nouvelle idée de la télévision, de l’art et des possibilit­és infinies qui s’ouvrent dès lors que l’on commence à abattre les cloisons. David Lynch répète souvent qu’il ne comprend pas pourquoi le public demande tant de sens dans les films, alors que la vie n’en a aucun. Cette formule un peu provocante résume toute l’ambition de cette saison 3. Bien sûr, Lynch sait notre soif d’histoires, de fables, de contes, de morale. Il ne l’oublie jamais, au contraire, et cette saison plus qu’aucune autre a, d’une certaine manière, la simplicité d’un récit biblique. On lui a souvent reproché de ne pas livrer les clés de ses films, de ne pas tout expliquer. Avec l’aide de son coauteur Mark Frost, il donne à voir pour la première fois l’intégralit­é de son oeuvre, mais aussi de son processus créatif et de la logique interne qui régit son univers tout entier. Un geste unique, poétique, inédit, sublime. On n’aura certaineme­nt jamais toutes les réponses à tous les rébus, à toutes les devinettes de Twin Peaks, mais qui s’en soucie quand, au final, David Lynch nous offre beaucoup plus que ça. La clé du labyrinthe. Le vertige de la résurrecti­on.

THE RET URN EST UN VOYAGE AU PAYS DE LA MORT COMME ON N’EN A PAS VU DEPUIS BERG MAN.

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Carrie/Laura (Sheryl Lee) et Dale/Richard (Kyle MacLachlan)
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Twin Peaks – The Return

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