Jeff Jensen, expert média, décrypte les révolutions de la TV contemporaine.
Pourquoi toutes ces séries fantastico-bizarres? Et ces images surréalistes à la Dali? Les scénaristes hollywoodiens abuseraient-ils de substances illicites? Jeff Jensen, expert média pour l’hebdomadaire américain Entertainment Weekly, nous explique pourqu
Ce n’est pas une défaillance de votre téléviseur, n’essayez donc pas de régler l’image… » Entre 1963 et 1965, chaque épisode de l’anthologie SF Au-delà du réel (cousine de La Quatrième Dimension) accueillait le spectateur avec ce message crypto-ironique en forme de promesse de rupture. Un voeu d’étrangeté qui aurait eu sa place en préambule des séries phares de ces six derniers mois, de The Leftovers à American Gods, en passant par Legion et Twin Peaks – The Return. La télé à l’ère de Breton et Dali ? Jeff Jensen, critique star au magazine Entertainment Weekly, s’en réjouit.
PREMIÈRE : Jeff, c’est la noyade. Il y a aujourd’hui soixante fois plus de séries en production qu’il n’est humainement possible d’en consommer. Comment en sommes-nous arrivés là ?
JEFF JENSEN : John Landgraf, le président de la chaîne FX, a inventé le terme « Peak TV », qui désigne cet état d’engorgement dont vous parlez. Pour comprendre le phénomène, il faut remonter aux années 70-80, à l’aube du business des chaînes câblées aux États-Unis. En grandissant, ces enseignes premium ont compris que les films ne suffiraient pas à les différencier. Afin de survivre face aux grands networks, elles devaient investir dans la création de contenu. HBO, dans les années 90, est la première de ces success stories, avec des séries comme Dream On, The Larry Sanders Show, et plus tard Les Soprano, qui changea complètement la donne : une série d’auteur moralement complexe, au retentissement mainstream. À l’époque (1999), c’était le signe d’une évolution accélérée des attentes et des goûts du spectateur... Parallèlement, on assiste à la naissance d’une télévision de niche. Jusqu’à présent, les networks s’adressaient au public le plus large possible, mais des chaînes comme The WB Television Network ou FX commencent à viser des portions précises de la population (respectivement ados et jeunes adultes), ce qui convient parfaitement aux annonceurs, ravis de payer de grosses sommes d’argent en échange d’une cible démographique donnée. Vous avez donc, d’un côté, une révolution technologique qui déverse une armada de nouveaux robinets à contenu dans les foyers, et de l’autre une diversité grandissante de programmes et de publics ciblés. La concurrence profite aux créateurs : les networks répondent à l’offensive câblée avec des séries plus sophistiquées, les acteurs du streaming, Netflix, Amazon et consorts, draguent les showrunners stars, et la capacité de tous ces diffuseurs
indépendants à toucher le zeitgest et à créer des phénomènes de niches instantanés, grâce au binge watching, neutralise cinquante ans de règles télévisuelles. Des dizaines de nouvelles voix se font entendre. On est au pic de la Peak TV. Trop de canaux, trop de séries, pour une quantité exponentielle d’oeuvres à suivre. Et de déchets...
Et d’expérimentations tordues. 2017 est déjà surnommée « l’année du weird »…
« On doit faire le paon et déployer nos belles plumes multicolores dans l’espoir d’accrocher le regard du spectateur. » Bryan Fuller, le créateur de Hannibal et American Gods, a dit ça. (Rire.) L’outrance et le surréalisme à la Dali ont désormais leur place à la télé américaine. Ces derniers mois se sont succédé The Leftovers, Legion, Preacher, American Gods, Twin Peaks–The Return... L’expérimentation formelle s’impose comme une mutation nécessaire du format. La télé de niche est devenue un quantifiable démographique et les chaînes encouragent les auteurs à colorier en dehors des lignes. Des showrunners comme Fuller, Noah Hawley (Legion), Ryan Murphy (American Horror Story), Damon Lindelof (The Leftovers), Lilly et Lana Wachowski (Sense8) ou Zal Batmanglij et Brit Marling (The OA) ne travaillent plus selon des arches narratives traditionnelles ou des structures d’épisodes en trois arcs ; ils laissent l’inspiration vagabonde de la writer’s room nourrir et définir leur création...
Ces séries ne vont-elles pas s’annuler à la longue ? Si tout le monde est weird, alors plus personne ne l’est ?
Il ne faut pas perdre de vue que le langage de ces séries n’a rien d’arbitraire ; elles peuvent déstabiliser notre confort de spectateur, jouer avec la raison et la logique, mais elles restent toujours circonscrites au genre auquel elles appartiennent, à une mission première, qui est de « plaire » au public. À son public. Mais combien de séries weird avant qu’on ne s’arrache les yeux de douleur, que ça ne devienne too much, pour reprendre votre question ? Le public en décidera. Et il n’a jamais été autant maître de ses choix. Il est devenu son propre network : il regarde telle série Netflix, tel programme Discovery, tel autre sur Amazon... Il puise dans cet hypermarché du contenu et construit sa propre grille des programmes en fonction de ses affinités et de ses fétiches personnels. En ce qui me concerne, je n’ai pas besoin d’un autre feuilleton psyché-trippant qui questionne les fondements de la réalité et multiplie les twists mentaux... Je suis repu. Mais je ne me fais pas d’illusions – si je puis dire : il y en aura d’autres.
Dans ce contexte, le retour de Twin Peaks tombe à pic…
J’étais fan de l’original–un chamboulement pour le téléspectateur de 21 ans que j’étais alors. Toute ma vie, j’avais attendu ça ; une série d’artistes visionnaires qui pénètre le mainstream et phagocyte l’attention de la nation. De la télé d’auteur, libérée des carcans du médium. Un véritable Big Bang pour l’industrie qui inaugure
« L’EX PÉRIMENTATION FORMELLE S’IMPOSE COMME UNE MU TATION NÉCE SSAIRE DU FORMAT. » JEFF JENSEN
ce que seront les années suivantes : les showrunners stars, l’éclatement des genres, le mimétisme cinéma, la « normalisation » du weird... Twin Peaks est à l’origine de la Peak TV! Tous les grands créateurs apparus depuis se réclament d’elle, de Chris Carter (X-Files) à Sam Esmail (Mr. Robot), en passant par Joss Whedon (Buffy contre les vampires) et David Chase (Les Soprano)... Pour ce qui est de The Return, comme vous le savez (Jeff Jensen a animé un podcast sur ew.com tout au long de la diffusion de la série aux États-Unis), j’ai adoré. J’étais stupéfait de voir David Lynch revenir délivrer son magnum opus en grande pompe, pour les gens, pour les fans, avec cette générosité-là. Qu’il ait pu créer pendant dix-huit semaines une oeuvre pop art aussi profonde et extraterrestre témoigne de tous les bouleversements amorcés par le Twin Peaks original en 1990. L’épisode 8 de The Return préfigure à lui seul des lendemains télé encore plus étranges, placés sous le sceau de la radicalité et d’une quête d’abstraction encore plus poussée. Vingtcinq ans plus tard, Lynch refait le coup du Big Bang !
Twin Peaks – The Return refuse certains plaisirs élémentaires de l’expérience télé, pas d’accroches narratives, pas de cliffhangers, mais invente sa propre notion de plaisir…
Oui ! Twin Peaks devient sa propre métaphore : l’histoire de gens bloqués dans le passé qui essayent de se reconnecter à quelque chose de vital et de nouveau. Qui cherchent à se transcender. Le show est très autoréférentiel ; Lynch lui-même s’introduit au coeur du dispositif dans la peau du directeur du FBI Gordon Cole. Les allusions à son oeuvre sont si nombreuses et évidentes que The Return ressemble parfois à une autobiographie de sa vie d’artiste. David Lynch déborde d’amour pour Twin Peaks. Ça lui est visiblement très personnel... Et c’est ce que permet la Peak TV : l’expression de visions intensément personnelles. Qu’en a pensé votre ami Damon Lindelof ?
(Jeff Jensen a cosigné avec le créateur de « Lost » le scénario de « À la poursuite de demain », de Brad Bird) Damon théorise beaucoup sur l’élasticité du mystère en télévision : comment l’entretenir, l’enrichir, faire en sorte qu’il ne se relâche pas... Je crois qu’il apprécie plus que tout la simplicité et la beauté du mystère entretenu par The Return qui est celui, bêtement, du point de vue que Lynch pose sur le monde. Cet imperturbable fil de méditation philosophique sur la nature et l’absurdité de l’existence humaine. Les séries télé, même les plus bizarres, sont « contraintes » par leur genre et leur public, ce qui signifie que vous avez généralement la connaissance du terrain. Vous savez ce que vous êtes venus chercher–et où vous mettez les pieds. Avec The Return, David Lynch et Mark Frost se sont donné pour mission de subvertir les attentes du spectateur à chaque tournant. De quoi ça parle ? Qui verra-t-on cette semaine? Et d’ailleurs que vient-il chercher exactement, le spectateur? Cette mise en abyme de l’inconnu a quelque chose de vertigineux. Damon est très admiratif de cela.
La bulle de la Peak TV continuera-t-elle de grossir ? Finira-t-elle par exploser ?
Après avoir prononcé les mots Peak TV, John Landgraf a ajouté : « Ça ne s’arrêtera pas. » Pour le meilleur et pour le pire. Le nombre de pourvoyeurs de contenu ne cessera de grossir. Le consommateur continuera de se noyer dans un océan de choses à regarder. Et lorsque trop de séries mourront au champ de bataille, et qu’elles ne pourront plus rivaliser avec les chiffres d’audience de Donald Trump, ou que le marché ne sera plus en mesure de toutes les absorber, quelque chose cassera. D’ici là...
Merci Jeff. On aura beaucoup parlé de Twin Peaks... Vous en doutiez ?