Première - Hors-série

Mais où sont les héritiers d’AB Prod?

Téléchat, Pas de pitié pour les croissants, Ken le Survivant... Dans les années 80, il se passait de drôles de choses à la télévision française sous l’impulsion, notamment, d’AB Production­s. Cet esprit de liberté a-t-il totalement disparu ou s’est-il réin

- PAR CHRISTOPHE NARBONNE & YAL SADAT

Il y a trente ans presque jour pour jour était diffusé dans le cadre du Club Dorothée le premier épisode de Pas de pitié pour les croissants, sitcom d’un genre nouveau, imaginée par Claude Berda et Jean-Luc Azoulay, le tandem à la tête d’AB Production­s. Dorothée, Jacky, Ariane, Corbier et les autres y faisaient n’importe quoi devant des fonds bleus (remplacés en postproduc­tion par des décors fixes), le principe étant qu’il n’y en avait pas. Impro totale. Régression absolue. Ces adultes sains d’esprit et de corps partaient en vrille pour le plus grand plaisir des jeunes téléspecta­teurs qui se massaient par millions chaque après-midi devant TF1, chaîne la plus regardée de France. La fée Caca, le docteur Jackenstei­n, Marotte et Charlie (Jacky et Patrick Simpson-Jones déguisés en femmes) fascinaien­t les enfants, embarrassa­ient leurs parents et scandalisa­ient l’intelligen­tsia qui diabolisa rapidement AB, coupable selon elle de tirer la jeunesse vers le bas. Trente ans plus tard, les délires improbable­s de Pas de pitié pour les croissants (lire encadré page 77), la vulgarité des Musclés ou le doublage plus qu’étrange du manga Ken le Survivant interpelle­nt et obligent à se poser une question : quelle fut l’influence réelle d’AB sur ceux qui biberonnai­ent ces émissions ? Pour le producteur Aton Soumache (Le Petit Prince, Mune, des séries comme Miraculous – Les Aventures de Lady Bug et Chat Noir, carton du moment), la réponse est évidente. « Sans le vouloir, AB a créé des génération­s de geeks en diffusant des mangas et des sitcoms totalement transgress­ifs pour l’époque. Lorsque Berda et Azoulay ont acheté des anime au Japon pour remplir leurs grilles, ils ne se doutaient pas qu’ils n’étaient pas forcément destinés aux 4-7 ans! Tous les gens de 35 à 50 ans ont été imprégnés de cette imagerie bizarre, outrancièr­e. C’est probableme­nt pour cette raison que la culture graphique est aussi forte en France aujourd’hui. » Séparé profession­nellement de Claude Berda depuis 1999, Jean-Luc Azoulay dirige IDF1, une chaîne commercial­e francilien­ne, produit des séries (Les Mystères de l’amour) ainsi que les chansons et spectacles de ses anciennes protégées, Dorothée et Hélène Rollès. À tout

juste 70 ans (il les a fêtés le 23 septembre), il porte sur les années AB un regard à la fois empreint de nostalgie et de lucidité. « À l’époque, nous avons bénéficié de la bienveilla­nce d’Étienne Mougeotte (le directeur d’antenne de TF1) qui nous avait donné carte blanche. Avec Dorothée, le réalisateu­r Robert Réa et d’autres, on a donc imaginé des concepts et des sketches qui nous amusaient en nous inspirant du travail des Monty Python, de Jerry Lewis ou de Mel Brooks. Notre ambition n’était pas d’être transgress­ifs mais de faire marrer le plus de gens possible, de tous les milieux. »

Des adultes, armés d’un sens affiné de la gaudriole, sans concurrent­s directs et en roue libre, vont donc éduquer la jeunesse pendant dix ans en faisant fi du principe de précaution et des critiques virulentes qui s’abattent sur eux. Lorsqu’on évoque la croisade menée en 1989 par Ségolène Royal et Télérama contre la « laideur » et la « médiocrité » des anime diffusés dans le Club Dorothée, Azoulay sort (un peu) de ses gonds. « Un jour, les membres du CSA m’ont convoqué à ce sujet. J’ai répondu que s’ils n’aimaient pas la violence des anime, on allait produire des séries bien françaises : Jeanne d’Arc au bûcher, le supplice de Ravaillac... «LA PÉRIODE 87-97 DU CLUB DORO THÉE EST UN “ACC IDENT” HISTO RIQUE EXTRA ORDINAIRE. » Ça les a calmés ! » « La période 87-97 du Club Dorothée est un « accident » historique extraordin­aire, s’émeut Aton Soumache. Aujourd’hui, les programmes jeunesse sur TF1 sont très surveillés, avec des psys qui épluchent les scripts des séries, l’indication des limites d’âge, etc. L’ancien geek que je suis trouve ça un peu too much même si je joue le jeu en tant que producteur. »

Délire contrôlé

C’est un peu ce que l’on imaginait en se lançant dans cette enquête. Les délires du Club Dorothée ayant été relégués aux rayons des souvenirs, est-ce à dire que la télévision du XXIe siècle serait devenue trop lisse ? Et si l’hyperrégle­mentation du PAF préserve des dérapages, tue-t-elle toute l’audace? « Entre la fin des années 90 et le milieu des années 2010, des génération­s d’enfants ont été protégées et formatées, avec des programmes adaptés à chaque tranche d’âge, explique Soumache. La tendance s’inverse un peu depuis trois quatre ans, les diffuseurs sont moins frileux. J’ai convaincu TF1 de mettre à l’antenne Miraculous–Les Aventures de Ladybug et Chat Noir en leur disant que c’était le moment d’imposer une fille d’action dans une série animée en m’appuyant sur les films young adults qui commençaie­nt à proliférer. J’ai joué sur des valeurs sociétales... Résultat : on a une communauté hallucinan­te de cosplayers (personnes qui s’habillent comme leur personnage de dessin animé préféré, une mode venue du Japon). Pour la petite histoire, on a coproduit Miraculous... avec la Toei (studio japonais à qui l’on doit « Goldorak », « Albator », « Les Chevaliers du zodiaque », « Sailor Moon »…) qui n’avait jamais travaillé avec les Européens. C’est la revanche des geeks ! » « Le surréalism­e et la transgress­ion n’ont jamais réellement disparu de la télévision, explique de son côté

ATON SOUMACHE, PRODUCTEUR

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Dorothée et Jacky dans Pas de pitié pour les croissants
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Albator
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Miraculous...

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