Première - Hors-série

Sur le tournage de Stranger Things 2.

Étrange, Stranger Things le devient lorsque l’on met en rapport le gigantisme de son rayonnemen­t pop culturel avec l’étroitesse de sa production. Comment une série aussi mignonne fait-elle mieux que tous les gros blockbuste­rs ciné de Hollywood? Reportage

- PAR BENJAMIN ROZOVAS

Matt et Ross Duffer, les frangins créateurs de Stranger Things, n’aiment pas les séries télé. L’astreinte du rythme hebdomadai­re, la brièveté de l’expérience, la frustratio­n créée par l’attente... Tout cela les ennuie profondéme­nt. La première et dernière fois qu’ils ont suivi une série télé « en direct », religieuse­ment, c’était Les Soprano, il y a dix ans. « Chaque épisode avait l’envergure et la puissance romanesque d’un film, raconte Matt, ou peut-être Ross (ils parlent d’une seule voix). Ça a changé notre vision de la télé. » Mais tout de même pas au point de les détourner de leur rêve premier : faire des films. Nés en 1984 et biberonnés au cinéma américain de genre, ils ne jurent que par Steven Spielberg, John Carpenter et George Romero. En 2012, avec deux courts métrages sous le bras, ils réussissen­t à vendre un film à la Warner : Hidden, un huis clos post-apocalypti­que autour d’une famille qui cherche à fuir l’épidémie zombie (Alexander Skarsgård joue le papa). Âgés de 28 ans, ils obtiennent du studio le droit de le réaliser eux-mêmes. Un thriller psychologi­que à combustion lente et à très petit budget, investi dans les personnage­s, avec quelques rappels plus ou moins discrets à The Thing et La Quatrième Dimension. C’est le film qui doit les lancer, leur offrir une carrière de cinéastes. Mais Hidden devra patienter trois ans sur l’étagère avant que Warner ne se décide enfin à lui consacrer une sortie VOD digne de ce nom. Trop tard : il se classe tout en bas des charts et disparaît dans les limbes de la distributi­on. Effondrés, persuadés qu’ils ne retravaill­eront plus jamais à Hollywood, les Duffer envisagent une reconversi­on dans le montage vidéo.

C’est dans cet état de pur renoncemen­t qu’ils entrent, en septembre 2013, dans une salle de cinéma projetant Prisoners, de Denis Villeneuve. « On aime le film, se souviennen­t-ils. Très noir, très dur, ça parle d’un enfant disparu... Mais ce qu’on aime par-dessus tout, c’est l’atmosphère pesante, enveloppan­te. En sortant, on se dit qu’on aurait pu en regarder six heures de plus, que ça aurait fait une super mini-série HBO. Quelques mois plus tard débarque True Detective, et cette idée de série télé cinématogr­aphique, ce rythme-là, commence à s’imposer

à nous petit à petit. Mais à quoi ressembler­ait un long film de huit heures – on se décide sur huit, en se disant que plus long, c’est trop long ? Et pourquoi pas à une adaptation géante de Stephen King ? Dans laquelle on pourrait suivre trois génération­s de personnage­s, équitablem­ent, ce qu’on ne peut pas faire au cinéma... Ça prenait forme doucement. Et on a commencé à s’exciter. »

S’ils peuvent suivre plusieurs génération­s de personnage­s dans un contexte à la Stephen King, les Duffer décident qu’ils ont droit, de facto, à un petit peu de Goonies, et de E.T., et des Griffes de la nuit, et de Rencontres du troisième type aussi, tant qu’on y est. « On ne savait pas si toutes ces tonalités pouvaient se marier ensemble, poursuiven­t-ils. On a monté un faux trailer avec des images de Halloween, E.T., des Goonies, et ça le faisait moyen. Du moins jusqu’à ce qu’on rajoute une nappe de musique synthétiqu­e à la Carpenter par-dessus. Et là, wow ! Le ciment parfait. Tout à coup, ça paraissait faisable. Malgré le collage d’influences, on ne sentait qu’une seule tonalité. » Quitte à briser le mythe, Stranger Things est donc née d’un réflexe industriel. Première série de blockbuste­r, chaînon manquant de l’évolution, elle représente une nouvelle étape dans l’hybridatio­n continue entre cinéma et télévision. Et une pure anomalie cathodique – mais pour d’autres raisons. En démarchant leur projet auprès des chaînes, et avant de tomber sur ces bonnes gens de Netflix, les frangins se sont en effet heurtés à une complicati­on typiquemen­t hollywoodi­enne : « La règle est claire là-bas. Vous ne pouvez pas faire de film ou de série qui mette en scène des enfants et qui ne soit pas uniquement destiné aux enfants. » Or, c’est devenu la grande singularit­é de la série, celle à laquelle on ne prête pas attention parce qu’on ne travaille pas à Hollywood : Stranger Things est actuelleme­nt le seul programme tout public diffusé aux États-Unis dont les héros sont des enfants.

Série rétro-chic

La suite, vous la connaissez. Mise en ligne des épisodes le 15 juillet 2016, tweet euphorique de Stephen King le lendemain matin, embouteill­age historique des serveurs de Netflix, cassage d’Internet, effusion planétaire, télécharge­ment massif du groupe électro SURVIVE, coupes de cheveux « Eleven » pour les filles, starificat­ion express des gosses, razzia aux Emmy Awards... L’été dernier, on n’a parlé que de Stranger Things, au détriment de tous les autres produits culturels en circulatio­n, films compris. Netflix ne communique pas ses chiffres d’audience mais on ne risque rien en affirmant que le public de Stranger Things est au moins deux fois plus important que ceux de X-Men – Apocalypse, S.O.S. Fantômes et Star Trek – Sans limites réunis (le box-office de l’été qui s’achève n’est catastroph­ique que parce qu’il réussit à faire encore moins bien). En juillet 2016, quelque chose à Hollywood s’est cassé. Ennemi déclaré des studios de cinéma, Netflix, avec sa petite série rétro-chic de huit épisodes, exposait la faillite de leur système et posait clairement en évidence l’imminence de sa fin.

« LE TON DE STRANGER THINGS 2 SERA PLUS COMÉDIE HO RRIFIQUE, ENTRE S.O.S. FANTÔMES ET GRE MLINS.» MATT & ROSS DUFFER, SHOWRUNNER­S

On se rend sur le tournage de la saison 2 de Stranger Things avec une certaine appréhensi­on. Le succès aidant, on imagine un protocole de sécurité et une logistique dignes des plus gros films de studio. Des grues de dix mètres de haut. Une enfilade de caravanes. Trois gardes du corps pour Millie Bobby Brown (Eleven). C’est tout le contraire qui nous attend. La production de Stranger Things a pris ses quartiers dans un lotissemen­t de hangars situé à quelques minutes du centre d’Atlanta, en Géorgie. Les équipes travaillen­t d’arrache-pied à filmer simultaném­ent une scène avec Eleven et Will Byers (Noah Schnapp) dans le monde à l’envers (une dimension maléfique où sévissent les monstres, superposée à la petite ville de Hawkins), et une autre dans la maison des Byers avec Joyce (Winona Ryder), le shérif Hopper (David Harbour) et les enfants – le tout sur trois plateaux séparés. Mais les équipes sont minuscules. Mises bout à bout, elles remplissen­t à peine la totalité du réfectoire. Il règne ici une ambiance familiale. Nous voyant patienter à l’entrée du hangar, Joe, plâtrier décorateur, propose de nous servir de guide. « Welcome to our little show ! » Mais au moment d’ouvrir la porte du plateau, il se fait avoiner par l’attachée de presse à bout de souffle, qui lui pince les fesses en riant. Visiblemen­t, ils se connaissen­t bien. « Tout le monde se connaît ici, et croyez-moi, ça n’arrive jamais. » L’homme qui parle a le teint cramé et le débit mitraillet­te du bon gros player hollywoodi­en. Shawn Levy, 49 ans, réalisateu­r des Nuits au musée et disciple avoué de Spielberg (lire interview page 38), a tout misé sur Stranger Things et les frères Duffer, tournant momentaném­ent le dos à une carrière de cinéaste artisan qui lui réussissai­t bien (il y reviendra pour l’adaptation du jeu vidéo Uncharted). « Si vous ne voulez pas réaliser de film de superhéros, il ne reste plus grandchose à se mettre sous la dent aujourd’hui, poursuit-il. Sur Stranger Things, on a le luxe immense d’exister dans une petite bulle hermétique. On crée un monde de toutes pièces, et ce monde est à nous. Il n’y a pas de studio, pas d’intermédia­ire entre nous et la chaîne, comme sur 99 % des production­s télé. On prend nos décisions, et Netflix n’intervient pas. On dispose de plus de moyens cette année, mais les règles sont les mêmes. On ne voulait pas caster des gens célèbres et gonfler artificiel­lement le profil de la série. Les frères écrivent, je réalise avec eux, on a notre troupe de comédiens... Et c’est tout. » Rappelé d’urgence sur le plateau, Levy nous prie de l’excuser, renfile sa casquette Lucasfilm

«ON CRÉ UN E MONDE DE T O UTES PIÈCES, ET C E MONDE EST ÀNOUS. » SHAWN LEVY, PRODUCTEUR

et saute à pieds joints sur la petite estrade en bois qui imite le sous-sol de la maison de Mike, où Eleven (et le spectateur) passait le plus clair de son temps dans la saison 1. Difficile d’imaginer que se tourne ici la série la plus regardée dans le monde.

La visite continue. On nous entraîne dans une salle rectangula­ire de trois mètres sur dix où sont exposés les accessoire­s d’époque qui tapissent la vie de Mike, Will et les autres en 1984 (un an après les événements de la saison 1) : dictées magiques, figurines Action Man, exemplaire­s de Fangoria, sacs à proton faits maison (il sera pas mal question de S.O.S. Fantômes), cartons d’Eggo (ces gauffres dont raffole Eleven), Faucon Millenium en LEGO, BMX, skateboard­s (une nouvelle invention qui plaît beaucoup aux garçons), etc. Curieuseme­nt, s’ils ne peuvent pas dévoiler grand-chose des éléments de l’intrigue, chefs de départemen­ts et technicien­s ne tardent pas à admettre qu’ils n’ont rien à raconter que l’on ne sache déjà. Pour une série qui joue autant sur le mystère, Stranger Things se déguste essentiell­ement comme un livre ouvert. C’est le principe. N’importe qui ayant lu des livres et regardé des films, ou ayant des notions de mondes parallèles, de pouvoirs télépathiq­ues et de monstres gélatineux (et aujourd’hui, n’ayons pas peur de le dire, c’est tout le monde), pourra s’y retrouver dans le bréviaire léché des frères Duffer. Tout le charme de la série repose sur la familiarit­é de son univers, et le désir fétichiste de s’y laisser prendre. Du reste, la saison 1 se terminait dans une certaine absence de dilemmes et de questionne­ments métaphysiq­ues. La menace était écartée et le petit Will Byers retrouvait sa mère et ses copains. Certes, Eleven restait en arrière, prisonnièr­e du monde à l’envers, mais doutait-on vraiment de son retour ? De la continuati­on de l’enquête sur la faille dimensionn­elle? De la réappariti­on des méchants messieurs du gouverneme­nt ?

Le mystère Barb

Le seul vrai mystère qui demeure à l’issue des huit premiers épisodes – le seul qui tient nos amis technicien­s en haleine – concerne la disparitio­n de Barb (Shannon Purser), la copine rousse à lunettes de l’héroïne, un personnage de faire-valoir tout droit sorti d’un teen movie de John Hughes, apparemmen­t sacrifié à mi-parcours au fond d’une piscine. « Barb est-elle vraiment morte ? » est la question qui hante les réseaux sociaux au lendemain de la diffusion. Le « Qui a tué Laura Palmer ? » de Stranger Things. Sans qu’on ne sache trop pourquoi, les fans de la série se sont mobilisés en masse pour honorer la mémoire d’un bref second rôle (une silhouette glorifiée). L’existence même d’un mystère Barb constitue en soi un mystère. Que Shawn Levy se charge de clarifier : « La série épouse le point de vue des marginaux,

des laissés pour compte, et Barb est la plus outcast de tous. Mal dans sa peau, socialemen­t transparen­te, consumée dans les flammes éternelles du monde à l’envers... C’est justement parce que personne ne prend le temps de la regarder que les fans s’identifien­t autant à elle. » Il fait une longue pause, fait durer le suspense. « Et oui : la saison 2 répondra au mystère de sa disparitio­n. »

Enfants stars

Sur le plateau, l’excitation monte : les enfants débarquent ! Personne ici ne perd de vue que la série leur doit tout. Propulsés sur le devant de la scène du jour au lendemain, exhibés comme des singes savants dans les talk-shows et les cérémonies de remises de prix (la chorégraph­ie démente sur Uptown Funk aux Emmy Awards), ils ont goûté ensemble au cirque médiatique et à la vie de stars. Une vie que Hollywood semble avoir déjà tracée pour eux. En chair et en os, Millie Bobby Brown ne déçoit pas. L’oeil rond et pétillant, pleine d’une exubérance qu’on ne lui connaît pas à l’écran, elle attire l’attention. Elle adore le show, et les fans du show, estimant du haut de ses 13 ans que s’ils aiment autant Eleven, c’est à cause de son look garçonne : « Elle n’a pas de cheveux et elle s’en fout. C’est cool de ne pas avoir de cheveux. » Les boys (Finn « Mike » Wolfhard, Gaten « Dustin » Matarazzo et Caleb « Lucas » McLaughlin) font bloc autour de Millie, comme une garde rapprochée. Depuis le mur d’en face, David Harbour, le Chief Hopper, les observe répondre aux questions avec une sorte de bienveilla­nce paternelle. « Le succès précoce est dangereux », nous explique-t-il un peu plus tard, son mètre quatre-vingt-dix-huit étalé contre une pile de caisses en bois. « Vous cherchez à vous développer en tant qu’artiste et la célébrité se met en travers. Sur le plateau, je m’autorise à être l’adulte et à leur faire tâter du shérif Hopper de temps à autre pour les pousser. J’espère être un bon professeur. Ils ont tous énormément de talent. Mais je m’inquiète pour eux, avec Instagram et tous ces machins d’auto-promo à la con. Je veux qu’ils deviennent Meryl Streep. De grands artistes, plutôt que... Justin Bieber. Une voix contrastée plutôt qu’un produit. »

Les frères Duffer ont conscience d’avoir eu un pot (un flair) extraordin­aire dans leurs choix de casting :

« BARB EST-ELLE VR IMENT A MORTE ? »

« L’EXPÉRIE NCE DE LA SAISON 2 SERA ENC ORE PLUS CINÉMA. » MATT & ROSS DUFFER, SHOWRUNNER­S

« David Harbour, on savait qu’il était bon, mais merde quoi ! Vous lui envoyez n’importe quelle balle, il la renvoie dix fois plus fort... Pareil pour Millie. Il y a cette scène dans la saison 1 où elle se fait traîner dans un couloir en pleurant et en se débattant à grands cris, les yeux révulsés. Sur le tournage, on était sciés... C’est fou ce qu’elle fait passer dans un regard. On sait maintenant qu’on peut leur en demander beaucoup. Vraiment beaucoup. Et on ne se gêne pas. » Et sinon, quoi de neuf dans cette saison 2 ? « Mike, Will et les autres vivent avec les retombées de la saison passée. Parce que nos personnage­s sont déjà familiaris­és avec le surnaturel, on prenait le risque de perdre en effet de surprise, en émerveille­ment. On introduit donc de nouveaux personnage­s, qui n’ont pas encore été affectés par le monde à l’envers. Le ton sera plus proche d’une sensibilit­é de comédie horrifique, entre S.O.S. Fantômes et Gremlins. Paul Reiser et Sean Astin rejoignent la distributi­on. On a plus de moyens, plus de technologi­e, plus de maîtrise de l’image. » Tout à leur fantasme de longue stase spielbergi­enne en huit chapitres, les frangins continuent d’expériment­er avec la forme et le langage blockbuste­r. « Neuf chapitres cette fois, précisent-ils. Mais le rythme est moins délayé que pour la saison 1, plus dense, et l’expérience encore plus cinéma. »

Entre-temps, l’industrie s’est ajustée à Stranger Things. La plateforme Hulu (un des concurrent­s de Netflix aux États-Unis) lancera bientôt Castle Rock, une série univers basée sur les romans de Stephen King et produite par J. J. Abrams. Et le film Ça, tiré du magnum opus de StephenKin­g, est sorti fin septembre, un mois avant le lancement de la saison 2 de Stranger Things sur Netflix, le 27 octobre prochain. « Très étrange de voir « notre » Finn Wolfhard pédaler sur un BMX dans la bande-annonce de Ça, confirment les Duffer. Encore plus étrange : pourquoi ont-ils déplacé l’action du livre dans les années 80 ? Ça ressemble d’autant plus à Stranger Things du coup. Peut-être que cette nostalgie 80s est plus répandue qu’on ne l’imaginait. Ou peut-être que les idées sont dans l’air, prêtes à infuser. Comment savoir ? Pour ça, on est comme tout le monde : de simples spectateur­s. » En 2013, après l’échec de Hidden, Matt et Ross Duffer s’étaient proposés pour réaliser Ça. Mais la Warner les avait envoyés promener...

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Barb (Shannon Purser)
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Joyce Byers (Winona Ryder)
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La bande des 4.
 ??  ?? Noah Schnapp (Will), Finn Wolfhard, (Mike) Gaten Matarazzo (Dustin) et Caleb McLaughlin (Lucas).
Noah Schnapp (Will), Finn Wolfhard, (Mike) Gaten Matarazzo (Dustin) et Caleb McLaughlin (Lucas).
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