L’étrange c’est les autres.
La bizarrerie des séries actuelles se mesure essentiellement à l’aune de standards américains. Mais comment ça se passe ailleurs? Qu’est-ce que l’étrange vu du Japon, d’Israël ou bien encore d’Angleterre?
C’est rigolo, Comrade Detective, la nouvelle série lancée cet été par Amazon. Une sorte de Starsky & Hutch oublié, qu’auraient tourné en Roumanie dans les années 80 Channing Tatum et Joseph Gordon-Levitt. La série a en fait été filmée en Europe avec des acteurs locaux à moustache que que les stars américaines doublent. Rigolo, et parfois troublant avec sa rhétorique communiste serinée au premier degré. De là à étirer la blague sur six épisodes... Comrad Detective est en tout cas symptomatique du regard que jette l’industrie télé américaine sur la production d’une bonne partie de la planète : celle d’un tiers-monde exotique accusant trente ans de retard, sujet inépuisable de moquerie et d’effarement. Ne jetons pas la pierre à nos amis yankees. Souvent l’étrange, c’est d’abord l’étranger.
D’une télé à l’autre, les différences culturelles, de langue, d’éclairage, d’usages aussi, font apparaître bizarres des programmes considérés comme normaux, ou à la rigueur gentiment excentriques dans leur pays d’origine. On imagine la tête d’un Philippin découvrant que l’une des grands-messes télévisées qui a compté le plus de fidèles en prime time en France met en scène un drôle d’ange gardien résolvant les problèmes de petites gens dans un déluge de bons sentiments et d’effets spéciaux Méliès. Anormalement banal pour nos gosses, sainement perçu comme totalement strange vu de l’extérieur. On vous a parlé de l’épisode avec les nazis ? (lire le Top 20 pages 68-73).
Weird in Japan
À l’inverse, il est légitimement impossible pour un téléspectateur français de ne pas souffrir d’un « syndrome de Paris » inversé face à la dinguerie d’une partie de la production japonaise. Une abondante littérature existe sur ce choc violent que subissent certains touristes nip-
pons lorsqu’ils visitent pour la première fois la capitale française. Confrontés à la réalité d’une ville plus bruyante, animée et excessive que l’image idyllique qu’ils s’en faisaient, ils se retrouvent plongés dans un état catatonique. Pour vivre une situation comparable en voyageant au Japon, il suffit d’allumer un poste de télé. On a tous en tête ces jeux TV ahurissants aux postulats totalement inconvenants ou maso (au hasard : Qui atteindra l’orgasme le premier ? Le dernier ? À qui sont ces fesses? Saurai-je résister à l’attaque d’un reptile de 70 kg?) qui font le bonheur des chroniqueurs de talk-shows du reste du monde. Mais cette folie conceptuelle se retrouve aussi dans la fiction japonaise, depuis le manga jusqu’aux séries TV. Exemples marquants de séries d’animation diffusées par le passé : Sekko Boys (un boys band composé de bustes en albâtre de divinités gréco-romaines), Bobobo-bo Bo-bobo (un héros coiffé d’une « japfro » se bat en utilisant ses poils de nez) ou encore Moyashimon (un étudiant est capable de communiquer avec des bactéries). Cette dernière a même eu droit à une adaptation live. Rares pourtant sont ceux, parmi ces programmes, à avoir séduit hors des frontières du Japon, au-delà d’un public geek de niche.
Strange world
Mais certains programmes plus mainstream, qui portent haut l’étendard de cette excentricité japonaise se sont, eux, exportés. Les abonnés hexagonaux de Netflix ont pu récemment découvrir Assassination Classroom et son pitch fou, fou, fou : un monstre supersonique à tête de smiley a détruit 70 % de la Lune ; il réserve le même sort à la Terre, sauf si quelqu’un parvient à l’éliminer avant la fin de l’année scolaire ; il enseignera à une classe de collégiens en situation d’échec comment devenir des assassins afin de le détruire (!). C’est n’importe quoi, ultra-nippon dans le mélange des genres et des tons (violence teen à la Battle Royale, blagues niveau CP et morale tordue en forme de plaidoyer pour l’égalité des chances) mais plutôt bien réalisé. Pas étonnant que les ados français se passionnent pour cet anime. Après tout, leurs parents ont depuis les années 80 et le Club Dorothée développé un faible durable pour la fiction nippone. Pourtant, jamais le sentai (séries télévisées japonaises pour les enfants mettant en scène des superhéros costumés) genre bariolé hors catégorie, n’aurait dû atterrir devant les yeux des jeunes téléspectateurs occidentaux (lire encadré page 26). L’un des nombreux mystères de l’import-export...
Il arrive en effet que l’étrange se vende à l’étranger. Ces dernières années, les festivals spécialisés accueillent de plus en plus de séries venues des quatre coins du monde qui s’autorisent à flirter avec le bizarre. Le vainqueur argentin de la compétition officielle de Séries Mania 2016, El Marginal, introduisait une outrance baroque typiquement sud-américaine dans le genre du film de prison. La manifestation parisienne proposait aussi, au milieu de l’habituel contingent de thrillers high-concept venus d’Israël, une autre production locale plus singulière intitulée Juda, dont le héros gangster est mordu par des vampires. Difficile cependant de parler d’une vague de fond strange à l’échelle mondiale. Mais certainement le signe que l’écrasante domination du polar commence à s’étioler sur le marché international. Désormais,
SOUVENT L’ÉTRA NGE, C’EST D’AB ORD L’ÉTRA NGER.
tout pays souhaitant montrer ses muscles à l’export doit aussi savoir faire strange, comme la France avec ses Revenants, ou l’Australie avec la toute aussi « lynchienne » The Kettering Incident.
Esprit britannique
Il y a tout de même un pan entier de la production mondiale strange qui présente une résistance tenace à l’exportation : la comédie. À quelques exceptions près (les Néo-Zélandais de Flight of The Conchords, l’Australienne Wilfred et son chien qui parle, adaptée aux ÉtatsUnis avec Elijah Wood), l’humour décalé voyage mal. Maîtres es productions loufoques, les Britanniques euxmêmes ont du mal à faire voyager leurs sitcoms les plus barrées. Ils ont, certes, réussi à faire adopter à l’étranger certaines de leurs stars comiques (Steve Coogan, Simon Pegg, Chris O’Dowd). Mais pas vraiment à faire connaître les shows déments qui les révélèrent au public local (I’m Alan Partridge, Spaced, The IT Crowd). On se souvient de la tentative courageuse de HBO de sensibiliser ses abonnés américains aux délires scato hilarants de Matt Lucas et David Walliams le temps d’une saison expatriée outre-atlantique de Little Britain. La greffe ne prit pas vraiment. Et puis, qui connaît réellement, hors Grande-Bretagne, les frappadingues Julia Davis (Nighty Night et Camping), Julian Barratt (la surréaliste et groovy The Mighty Boosh) ou le duo Steve Pemberton/Reece Shearsmith (les terrifiants Psychoville ou Inside No. 9) ?
Qu’on se rassure néanmoins : le précieux weird spirit du royaume infuse sous d’autres formes. La déferlante venue des États-Unis doit autant à Lynch qu’à tous ces créateurs britanniques à la créativité échevelée : Russell T Davies et Steven Moffat (Doctor Who), Charlie Brooker (Black Mirror)... Certaines séries excentriques d’aujourd’hui sont directement portées par cet imaginaire et ce savoir-faire-là. American Gods, Dirk Gently et Preacher sont toutes trois basées sur des personnages créés par des sujets de la reine, les romanciers Neil Gaiman et Douglas Adams, et les auteurs de comics Garth Ennis et Steve Dillon. La mise en scène léchée de Hannibal et American Gods ? Marque du pubard londonien David Slade. Le showrunner de Westworld ? Jonathan Nolan. La Strange TV est peut-être majoritairement américaine mais elle a un fond d’accent british.