Première - Hors-série

LA FORME DE L’AUTRE

- PAR FRANÇOIS GRELET

En 2018, Guillermo del Toro a fini par trouver sa place au coeur du système hollywoodi­en sans avoir à travestir sa personnali­té. Son plus grand exploit.

Jusque-là, ça avait toujours coincé. Il pouvait aussi bien se rêver en petit maître de la série B ou en faiseur de blockbuste­rs à 200 millions, Guillermo del Toro voyait systématiq­uement les patrouille­s de Hollywood le ramener aux frontières de la ville au moment où il croyait décrocher son passeport. Depuis la fin des années 90, il avait pourtant offert aux studios américains quelques succès d’estime (Hellboy), un gros succès en Chine (Pacific Rim) et un vrai succès tout court (Blade 2), mais aucun de ses films hollywoodi­ens ne lui avait offert le quart du rayonnemen­t de ses deux chefs-d’oeuvre indés : L’Échine du diable et Le Labyrinthe de Pan. La greffe ne prenait pas, les films de studios, trop B, trop étranges, échouaient les uns après les autres à l’installer dans le paysage, contrairem­ent à ceux des copains Cuarón ou Iñárritu, de parfaits modèles d’intégratio­n, eux. Et lorsqu’une de ses missions semblait packagée à la fois pour le box-office et les Oscars, par exemple le projet The Hobbit, c’est del Toro qui finissait par claquer la porte, comme s’il ne pouvait se résoudre à manger de ce pain-là. Cela faisait un peu le charme de son cinéma, parfois bordélique, toujours singulier et intuitif. Cela faisait aussi son malheur à lui. C’est en tout cas ce que laisse entendre La Forme de l’eau, film conçu comme le cri du coeur d’un artiste las de ne plus faire l’unanimité, dès lors que ses devis se chiffrent en dollars. Les triomphes successifs du film à la Mostra de Venise, au box-office mondial, puis aux Oscars traduisent son évident pouvoir de fédération.

Les séances de masturbati­on de l’héroïne, les quelques embardées gore et le manifeste politique logés au coeur du film racontent qu’il n’a pas non plus été question de mettre de l’eau dans son vin pour parvenir à ses fins. C’est la syntaxe, plus souple, plus nette, plus évidente, qui a changé, mais pas le vocabulair­e. C’est en opérant ce léger recalibrag­e de mise en scène plutôt qu’en sacrifiant ses obsessions thématique­s sur l’autel de son éventuel succès que l’outsider mexicain est devenu un cinéaste hollywoodi­en. Pas besoin de renoncer à ses obsessions pour être aimé, il faut juste bien savoir choisir ses mots pour les exprimer. On dirait la morale d’un film de Guillermo del Toro, tiens.

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