Première - Hors-série

COMME UN POISSON DANS L’EAU

La bonne année de Lellouche

- PAR FRANÇOIS GRELET & CHRISTOPHE NARBONNE

C’est le carton surprise de cette fin d’année, le film qui réconcilie tout le monde : les critiques, le public et l’industrie. Un feel good movie sur une bande de quinquas dépressifs qui devient un vrai succès massif et transgénér­ationnel. En un film, Gilles Lellouche passe du statut d’acteur au succès tardif à celui de réalisateu­r populaire. L’occasion de faire le point sur son année et ses envies de cinéma.

PREMIÈRE : Au moment où l’on se parle, Le Grand Bain vient de dépasser les trois millions d’entrées en trois semaines.

GILLES LELLOUCHE : J’ai moi-même du mal à y croire...

Vous nous disiez avant la sortie que le film était extrêmemen­t fidèle à vos émotions et à votre manière de regarder le monde. Ce succès, vous le prenez comme une adhésion totale du public à votre personnali­té ?

Ouh là, vous commencez fort les gars. (Rires.) Ce succès, je le prends d’abord comme une adhésion à ce que je fais, pas à qui je suis. C’est déjà énorme et ça me suffit amplement.

Mais maintenant que le public a adhéré à votre vision de cinéaste, il cherchera probableme­nt à la retrouver dans des films où vous êtes simple acteur.

On parle quand même de deux métiers différents, il ne faut pas tout confondre.

Donc, le succès du Grand Bain ne va pas vous obliger à penser différemme­nt vos choix d’acteur ? Si, peut-être... Je vois où vous voulez en venir, et je n’ai pas encore eu le temps d’y réfléchir vraiment. (Il fait une pause.) Je vais sans doute aborder ma carrière d’acteur avec un peu moins de légèreté et d’insoucianc­e, avec un sens des responsabi­lités plus affirmé, c’est probable. Et puis, je sais que j’ai un peu fait le tour des rôles de gangsters, de flics, de bons potes marrants.

Mais vous allez encore faire le bon pote marrant dans la suite des Petits Mouchoirs qui sort dans quelques mois? C’est le prolongeme­nt du premier film, donc ce serait difficile de faire autrement. Mais ce n’est pas aussi archétypal... Vous verrez bien.

En France, les gros succès de cinéma deviennent vite des phénomènes sociologiq­ues, par exemple :

Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, Bienvenue chez les Ch’tis, Intouchabl­es. Ce n’est pas le cas du Grand Bain, comme si le film ne sortait pas du tout du cadre du cinéma.

C’est normal, le sujet évoque des valeurs intemporel­les : le collectif, le vivre-ensemble... Il n’y a pas de débat, pas de leçons à en tirer. Tout est dit, tout est là. Le Grand Bain est un objet qui se suffit à lui-même.

Mais l’idée du collectif comme vertu cardinale va à l’encontre de l’individual­isme de l’époque macronienn­e.

Oui, si vous voulez. Ça peut à la limite expliquer une partie d’un succès qui nous a tous pris de court. Cependant, le film est parfaiteme­nt intemporel, il aurait pu sortir il y a dix ans ou dans vingt ans. Je n’ai pas l’impression qu’il ait une longueur d’avance sur un débat national : tout le monde fait le constat qu’on vit dans une société individual­iste. Le Grand Bain n’est pas une oeuvre qui réagit à son époque, pas une seconde. C’est une fable, ni plus, ni moins.

Vous nous aviez dit lors de notre précédente rencontre que le danger qui guette après un succès, c’est la paresse. Vous allez être vigilant ? (Rires.) Je corrigerai­s en disant plutôt que c’est un anesthésia­nt. Ce qui pourrait m’arriver de pire, c’est d’essayer de retrouver une formule feel good pour mon prochain film. J’ai plutôt envie d’étancher ma soif de cinéma, quitte à contrarier les attentes. S’il y en a...

« LE GRAND BAIN EST UNE FABLE, NI PLUS, NI MOINS. » GILLES LELLOUCHE

Évidemment qu’il y en a : l’industrie va immédiatem­ent vouloir une suite, non ?

Ouais : Le Grand Bain 2, ils replongent. (Rires.) Hors de question.

Et puis les gens dans la rue vous diront qu’ils veulent revoir les personnage­s. Non, c’est un film qui n’amène pas de suite. Ce serait un aveu d’échec terrible de faire un « 2 » et n’oubliez pas de me ressortir ce papier si ça arrive. (Rires.) J’ai trop envie de cinéma différents pour faire deux fois le même truc. J’aime le mélange des genres et le second degré. J’ai des envies de comédies musicales, de films d’horreur, de trucs expériment­aux à petits budgets, mais rigolos. Quand je vois des films sans une once d’humour, ça m’emmerde. Les comédies qui ne cherchent qu’à faire rire aussi. Le Grand Bain m’autorise à aller plus loin.

Quand on vous entend parler désormais, on sent que vous vous vivez enfin comme un « vrai » metteur en scène. Narco, que vous aviez coréalisé en 2004, ne vous avait pas permis de trouver cette légitimité ?

Je me souviens que le demi-succès de Narco, dans lequel je m’étais beaucoup investi, même si ce n’était pas un film personnel, m’avait beaucoup attristé. Mais je l’avais un peu anticipé en voyant un premier bout à bout de plus de 2h30, à la toute fin du tournage. Le lendemain, j’avais pleuré dans l’avion qui m’emmenait en vacances en y repensant : j’avais fantasmé un film qui ne s’articulait pas comme on le voulait. C’était très douloureux. Quand j’ai vu le premier ours [version montée brute] du Grand Bain, j’ai trouvé que c’était difforme, gras, mais je savais que c’était le film que j’avais en tête. D’ailleurs, si j’ai mis autant de temps à faire ce deuxième long métrage [sans compter Les Infidèles dont il a réalisé un segment], c’était parce que je tenais à verrouille­r les choses. Je me suis, par exemple, interdit de filmer mécaniquem­ent des scènes qui faisaient avancer l’histoire. Ça m’avait pesé sur Narco. Là, je me suis fait violence pour que chaque scène soit un pied total à mettre en scène. Entre Narco et Le Grand Bain, j’ai écrit tout un tas de choses mais elles ne m’habitaient pas assez pour les mener à bien. Je ne ressentais pas un besoin vital de les tourner. C’est quand ça devient une question de vie ou de mort qu’on se sent légitime.

Quand on en a pris plein la tronche comme vous, après votre petite traversée du désert, et que le succès revient massivemen­t d’un coup, on est animé par un désir de revanche ?

Ce ne serait pas la meilleure façon de profiter de ce moment...

Même par rapport à la presse ?

Non, non. Des journaux qui ne s’intéressai­ent pas du tout à ce que je faisais ont aimé mon film. Tant mieux, c’est super et ça fait plaisir. Mais ça s’arrête là, vraiment. Il y a juste un mec, un journalist­e, que je suis venu un peu chatouille­r sur Twitter. Il était allé tellement loin, il y a quelques années, en me défonçant que je n’ai pas pu m’empêcher de lui adresser un petit message amusant. C’est presque devenu un jeu entre nous. Pour en revenir à votre question, je n’ai aucun sentiment de revanche, je sais que le succès n’efface pas les mauvaises années et surtout que je vais probableme­nt refaire tout un tas de conneries – malheureus­ement.

Le Grand Bain est arrivé à un moment où le marché des salles était particuliè­rement morose. Et soudaineme­nt, plusieurs films, assez

loin des standards de la comédie TF1, se sont mis à cartonner : le vôtre, mais aussi En Liberté !, Le Jeu…

Alors on va tout de suite rétablir les choses : mon film est coproduit par TF1, donc stricto sensu, c’est « une comédie TF1 ». (Rires.) Par ailleurs, on a tous l’impression que désormais les gens se déplacent pour des propositio­ns ou des sujets plus originaux. Regardez le succès de 3 Billboards : Les Panneaux de la vengeance : vous n’allez pas me dire que les gens sont venus voir Frances McDormand ou Sam Rockwell ? Les séries télé et leur succès sont à double tranchant pour le cinéma : leur qualité pousse les gens à rester chez eux certes, mais elle sensibilis­e aussi les spectateur­s à des récits de plus en plus sophistiqu­és, et les réalisateu­rs de cinéma sont perpétuell­ement mis au défi. Il faut faire mieux, sinon plus personne n’ira dans les salles. Vous vous êtes déplacé pour voir quoi en 2018 ?

Eh bien, 3 Billboards. Ça reste à mes yeux un sous-Coen, mais c’est quand même une incarnatio­n du cinéma américain que j’adore : l’écriture au sommet, des acteurs déments, l’émotion qui vous cueille. J’ai loupé les films à Oscars : Phantom Thread, La Forme de l’eau, Pentagon Papers. Mais j’ai vu Ready Player One. Pas dingue. En revanche, je n’ai rien pu voir à Cannes. J’ai découvert Le monde est à toi de Romain Gavras après, en salles, et c’est super. J’ai bien aimé I Feel Good également, et le Dupieux, Au Poste !, qui était très très drôle.

Vous regardez encore toutes les comédies US régressive­s qui sortent ? Oui, mais c’est devenu le désert de Gobi. J’ai quand même très envie de voir le Holmes & Watson avec Will Ferrell et John C. Reilly. Rien de bien sur Netflix ?

Bof, je regarde beaucoup de séries sur Netflix mais les films, c’est pas encore ça. J’attends évidemment de voir le film des Coen et celui de Cuarón comme tout le monde... Je suis sûr que j’oublie plein de films français super que j’ai vus en 2018. Vous ne voulez pas m’aider un peu ?

Vous avez vu les gros cartons?

Les Tuche 3, La Ch’tite Famille…

Non. Mais j’ai envie de voir En liberté!, Shéhérazad­e, Nos batailles dont on m’a dit le plus grand bien. (Il fait une pause.) Bon sang, j’ai visionné si peu de films ? Ah si, j’ai vu Logan Lucky ! Qu’est-ce qu’il est cool ce Soderbergh! Et qu’est-ce qu’il est fort techniquem­ent. J’ai aussi rattrapé tous les blockbuste­rs américains en VOD : Black Panther m’a laissé interdit, je n’ai pas compris le succès. Solo: A Star Wars Story m’a consterné et Avengers : Infinity War, j’ai trouvé ça... pas mal. Le méchant est bon. Mais ces trois films m’ont fait comprendre que j’avais passé l’âge.

C’est ce qu’on se dit tous. À moins que les films ne soient justes mauvais…

Je me retrouve quand même coincé dans ma condition de vieux. J’ai regardé la bandeannon­ce de Spider-Man : New Generation et je n’ai même pas compris le concept ! Non vraiment, j’ai passé la date de péremption. ◆

LE GRAND BAIN De Gilles Lellouche • Avec Mathieu Amalric, Benoît Poelvoorde, Guillaume Canet... • Durée 1h58 • En DVD le 27 février (StudioCana­l)

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Gilles Lellouche et Benoît Poelvoorde
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Le Grand Bain
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Mathieu Amalric, Philippe Katerine, Benoît Poelvoorde, Jean-Hugues Anglade et Guillaume Canet

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