Première - Hors-série

LA DERNIÈRE PIÈCE DU PUZZLE

Shyamalan livre des bribes de Glass

- ◆ PAR BENJAMIN ROZOVAS

Dix-huit ans après Incassable, et deux ans après le succès fracassant de Split, M. Night Shyamalan recolle les morceaux des deux films dans Glass, l’ultime volet de sa fresque introspect­ive sur les superhéros du réel. Après nous avoir montré vingt minutes du film, le réalisateu­r, en exclusivit­é pour Première, en dévoile les coulisses.

PREMIÈRE : Parlez-nous de la genèse de Glass. Je crois savoir que le film était déjà plus ou moins conceptual­isé à l’époque d’Incassable.

M. NIGHT SHYAMALAN : Oui, les trois films – Incassable, Split et Glass – étaient inclus dans le traitement original d’Incassable. D’un côté, vous aviez ce type, Kevin, qui kidnappe trois jeunes filles et dont on apprend qu’il est habité de personnali­tés multiples, lesquelles anticipent la visite d’une nouvelle entité dans leur groupe, appelée la Bête. « La Bête arrive! La Bête arrive ! » À l’autre bout de la ville, David Dunn échappait par miracle à une catastroph­e. Il est le seul survivant d’un crash ferroviair­e et un vieux fou en chaise roulante, Elijah Price, vient le trouver en lui disant qu’il est un authentiqu­e superhéros, du moins le descendant d’une lignée de gens « spéciaux » ayant directemen­t inspiré la mythologie moderne des Super. David n’y croit pas, mais pendant ce temps-là, tic-tactic-tac, Kevin part réveiller la Bête dans un dépôt de trains abandonné. Finalement, Elijah, qui dans cette version était une sorte de mentor bienveilla­nt dans le genre du professeur Xavier, réussit à convaincre David Dunn de tester ses pouvoirs dans un lieu public. Dunn se rend donc dans une gare et tombe nez à nez avec la Bête, qui le conduit jusqu’aux filles kidnappées... Le cinéma est l’art de la structure, le résultat d’un alignement quasi scientifiq­ue entre intrigue et personnage­s. Plus l’intrigue prend l’ascendant, et plus les spectateur­s se sentent engagés et « conduits » à l’intérieur du film, mais le développem­ent des personnage­s en souffre d’autant plus. Ce n’est pas un problème en littératur­e, où vous pouvez raconter une journée dans la vie d’un instituteu­r sur la base d’une intrigue-prétexte puisque vous avez accès à l’intériorit­é du personnage, à ses sentiments profonds, sa mémoire, etc. Au cinéma, et en particulie­r dans les films de divertisse­ment grand public, vous avez le devoir de garder l’intrigue en surrégime, ce qui rétrécit inévitable­ment l’espace pour la caractéris­ation. Les terroriste­s ont frappé et l’immeuble est en feu. Le mec ne peut pas se tourner vers la fille et dire : « Chérie, je voulais te parler d’un truc très important... » Non. Les spectateur­s seraient furieux. « Mais enfin, sortez de là, bande d’idiots ! L’immeuble est en feu ! »

Vous venez de prendre Piège de cristal en exemple ?

(Rires.) Celui-ci ou un autre ! En l’occurrence, Piège de cristal est un très bon exemple de film où l’intrigue et les personnage­s deviennent intrinsèqu­ement liés. En interféran­t dans les plans de Hans Gruber, John McClane les contraint tous les deux à l’improvisat­ion. L’unité de temps (et de lieu) aide beaucoup... Bref. Dans cette première version d’Incassable, comme vous le voyez, l’intrigue prenait énormément de place. Du coup, je n’étais pas en mesure de développer les thèmes qui m’avaient intéressé en premier lieu : le sentiment de ne pas connaître sa place dans le monde et de se réveiller le matin complèteme­nt vide parce qu’on ne sait pas qui on est. Pourquoi le mariage de David Dunn n’a pas fonctionné? Pourquoi est-il un mauvais père ? Qu’est-ce qui, dans son boulot, le rend si malheureux ? Les filles kidnappées devaient être sauvées, l’intrigue faisait tic-tac-tic-tac, et on n’avait plus vraiment le temps pour parler de ça... J’ai donc pris la décision de retirer Kevin du film, avec (déjà) l’idée que je m’occuperai de son cas ultérieure­ment.

Et Elijah Price est devenu l’antagonist­e d’Incassable…

Et si le confident du héros était en fait le vilain de l’histoire? Oui, ça fonctionna­it. Et ça me permettait d’y ajouter ce concept de ying et de yang très répandu dans les comics. Le héros a besoin du méchant pour exister, et vice-versa.

Seize ans séparent Incassable de Split. Pourquoi un tel intervalle?

Le tournage d’Incassable a pris fin en 1999 et les gens de Disney ne savaient pas comment le vendre. Ils ne voulaient pas le sortir comme un film comic book parce qu’ils pensaient que personne ne se déplacerai­t pour le voir. Bon, ils n’ont pas fait preuve d’une grande clairvoyan­ce avec le recul, mais

c’est toujours facile de se moquer aprèscoup. (Rires). On avait fait Sixième Sens ensemble et ils ont insisté pour positionne­r Incassable comme un film à suspense. On sortait d’une ère de cinéma mainstream définie par Steven Spielberg, Robert Zemeckis et Ron Howard, optimiste, euphorisan­te, qui renforçait le modèle de la famille nucléaire, et mon petit film sombre et contemplat­if sur la mélancolie est plus ou moins passé à la trappe. N’oubliez pas qu’à l’époque, David Fincher et Chris Nolan étaient perçus comme des garnements asociaux qui faisaient leurs trucs maléfiques dans leur coin. Aujourd’hui, ils sont devenus l’épicentre du cinéma mainstream, une boussole esthétique pour l’industrie, qui ne jure plus que par les ambiances glauques et pessimiste­s – et je ne prétends pas savoir ce que ça dit sur nous en tant que société. De mon côté, j’ai aussi connu des bouleverse­ments. L’insuccès de mes films de studio (Le Dernier Maître de l’air, After Earth) m’a contraint à redéfinir mes priorités en tant qu’artiste et à revoir mon système de production de fond en comble, au profit de films plus petits, plus noirs et plus malicieux, sur lesquels je me paye le luxe du contrôle absolu. Avec mon propre argent, littéralem­ent. Ma maison est sous hypothèque au moment où je vous parle... Naturellem­ent, organiquem­ent, Split est né de cet intense processus de transforma­tion. Le marché était mûr pour entendre l’histoire dark et maboule de Kevin, et moi aussi. Entre-temps, les superhéros ont conquis la planète. En quoi cela influence-t-il la conception de Glass ? L’idée initiale reste valable, et sans doute plus résonnante, plus « originale » (plus commercial­e, c’est certain), dans un monde où personne n’ignore le nom de Steve Rogers. Et si Marvel était réel ? Et si une femme pouvait vraiment soulever une voiture pour sauver son enfant? Incassable et Split s’efforçaien­t déjà de présenter des preuves tangibles pour conforter ce mythe urbain. Au-delà des vingt-deux minutes que vous avez vues, Glass se déroule essentiell­ement dans l’asile psychiatri­que où séjournent David, Kevin et Elijah. Un environnem­ent contenu où toutes ces questions de foi et de philosophi­e eugéniste sont abordées. La vibe que je recherche est plutôt celle d’un thriller aux connotatio­ns comic book... En ce qui concerne notre attitude vis-à-vis des cascades et de la pyrotechni­e, la scène d’ouverture dans l’usine en briques [première confrontat­ion physique entre David Dunn et la Bête] est assez représenta­tive. Il y a quelques moments comme celui-ci dans le film, hyper chorégraph­iés, mais en termes d’action et de découpage, on reste très en deçà par rapport à la moyenne des films de superhéros. Cette scène contient trentecinq plans, et pas un de plus ! Tournée à une caméra ! Un petit puzzle mathématiq­ue qui décrit des trajectoir­es de regards et amène les deux ennemis au contact : on avance sur les filles ligotées, la caméra (point de vue de la Bête) tourne et s’inverse sur son axe, monte au plafond, passe au-dessus de David, on revient sur les filles, qui découvrent sa présence, David leur dit de s’enfuir, et boom! La caméra (la Bête) lui tombe dessus... Voilà, on ne dévoilera pas le reste de la séquence, mais tout ça pour dire que Marvel peut dormir sur ses deux oreilles. Impossible de se mesurer à eux, donc je n’essaye même pas. D’ailleurs, ce n’est pas le sujet.

La fin de Split (où l’on comprend que David Dunn existe dans la même réalité que Kevin, et que la Bête est un super-vilain) a relancé à elle seule « l’univers Incassable.

Si le but était de décrocher un troisième film pour conclure l’histoire, c’était brillammen­t calculé…

À condition que Split lui-même fasse des entrées, ce qui fort heureuseme­nt a été le cas... Incassable, à sa sortie, avait eu un score de satisfacti­on équivalent à C, c’est-à-dire très

« LA VIBE QUE JE RECHERCHE EST PLUTÔT CELLE D’UN THRILLER AUX CONNOTATIO­NS COMIC BOOK.» M. NIGHT SHYAMALAN

moyen. Mais pour moi, c’est comme au restaurant : si vous avez commandé un thriller et qu’on vous sert un drame en sourdine, vous renvoyez le plat en cuisine. Normal... Dans les salles qui projetaien­t Split en 2016, quand Bruce Willis apparaît dans le diner au bout du comptoir, les gens se sont mis à crier . Disons qu’une moitié sautillait sur place, et que l’autre se grattait la tête en se demandant qui était ce vieux mec chauve et ce qu’il foutait là. (Rires.) Ce n’est pas fréquent de voir des spectateur­s bondir de leur siège en souvenir d’un film vieux de seize ans. Avec un score de satisfacti­on équivalent à C ? Bullshit !

Incassable appartient à Disney ;

Split est une production Universal. Cette fin-surprise ne posait-elle pas un problème de droits ?

(Rires.) Bruce est venu tourner sa scène en une heure et demie, sous le sceau du secret. On lui a mis un manteau sur la tête pour qu’il franchisse les portes du plateau. Certains gars de l’équipe n’étaient pas dans la confidence et me regardaien­t d’un air inquisiteu­r : « Qu’est-ce que vous êtes en train de foutre? » Mais je ne pouvais rien leur dire. Le studio non plus n’était pas au courant. Je me souviendra­is toujours de la projection chez Universal. On éteint les lumières et les pontes regardent Split. Tout se passe bien jusqu’à l’apparition de Bruce. Là, ils deviennent marteaux. « Attendez une minute... On vient de produire la suite d’un film qui appartient à un autre studio?! Mais on n’a pas le droit! » (Rires.) Je les ai rassurés immédiatem­ent en leur disant que j’avais obtenu l’autorisati­on de Disney d’utiliser les personnage­s d’Incassable. Tout le monde s’est détendu et j’ai commencé à leur raconter mes plans pour Glass. Les trois protagonis­tes internés, l’ambiance Vol au-dessous d’un nid de coucou, le principe d’un établissem­ent pour patients souffrant de délires super-héroïques, les moyens mis en oeuvre pour les « déprogramm­er », etc.

Et les deux studios se sont mis d’accord pour produire et distribuer Glass ?

Officielle­ment, Glass est la suite de deux films en provenance de deux studios différents. À ma connaissan­ce, c’est la première fois que ça arrive. Disney et Universal ont réussi à me trouver une belle fenêtre d’exploitati­on. C’était la condition sine qua non derrière le deal : une belle et grosse sortie, digne d’un « vrai » film de studio, même si le budget est plus mesuré, résolument plus indé. À l’écriture, j’étais souvent pris de panique : et si les acteurs disent oui mais qu’un des deux studios décide de se rétracter ? Heureuseme­nt, ils m’ont soutenu jusqu’au bout. J’ai vraiment l’impression qu’ils veulent le voir ce film, c’est dingue ! Ils voulaient même me donner plus d’argent pour le faire, mais j’ai eu l’étrange audace de refuser. Il fallait m’en tenir à ce que je suis, et à ce qu’est Glass.◆

« J’AI VRAIMENT L’IMPRESSION QU’ON VEUT LE VOIR CE FILM, C’EST DINGUE ! » M. NIGHT SHYAMALAN

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M. Night Shyamalan, James McAvoy et Bruce Willis
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Légende

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