SA VIE EST UN ROMAN
Espionnage, alcool et séduction… Ian Fleming aura, toute sa vie durant, nourri ses livres de ses activités secrètes. Portrait express du père de James Bond, entre services secrets et cocktails bien frappés.
Portrait de Ian Fleming
Juste avant la cérémonie d’ouverture des JO 2012, à Londres, l’écrivain britannique Jonathan Coe s’était demandé si l’identité britannique ne se réduisait pas finalement à deux icônes : Ian Fleming et Mister Bean. On reste sceptique pour Bean, mais pour Fleming, aucun doute. L’élégance, l’ironie, l’idéal patriotique et le Rule, Britannia! La vie de l’écrivain ressemble au fond à celles de ses personnages. Sa vie ou plus exactement, sa légende. Balzac écrivait en ouverture de La Comédie humaine : « J’ai mieux fait que l’historien, je suis plus libre. » Cette phrase, le père de l’agent secret britannique aurait pu la prononcer à son tour. Fleming aura écrit quatorze épisodes des aventures de 007, traduits en 36 langues et vendus dans le monde entier à plus de 65 millions d’exemplaires. Et comme disait son éditeur londonien: « Mis à part Diana, il a créé le personnage le plus reconnaissable de Grande-Bretagne et ses livres dressent un portrait relativement fidèle de ce que pouvait être l’Empire dans les années 50. » Pourtant, le vrai portrait que cachent ses romans, c’est le sien : si Fleming a puisé dans ses rencontres pour créer Bond, on sait aujourd’hui que sa principale source d’inspiration était sa propre existence. « Il était vraiment Bond, il a vécu comme lui, bu et fumé à l’excès, et a su attirer de belles et nombreuses femmes dans son lit », expliquait l’un des spécialistes de l’auteur.
Fils d’un propriétaire terrien, petit-fils d’un riche banquier, Ian Fleming passe par le collège d’Eton, et suit les traces de son frère dans le journalisme. Il travaille pour l’agence de presse internationale Reuters, avant de bifurquer vers le monde de la finance. Mais en 1939, sa vie prend un autre tour. Recruté par l’amiral John Henry Godfrey, il devient l’assistant personnel de ce stratège et va faire preuve d’un sens de l’organisation et d’un courage qui vont lui assurer une promotion rapide au sein de l’armée. Très vite, ses supérieurs lui confient des missions périlleuses pour le secrétariat de la Défense. Il prend en charge un commando, et conçoit des opérations complètement folles. L’opération Ruthless (Opération Sans-Pitié), par exemple, consiste à voler les codes de la machine Enigma qui permettait aux nazis d’échanger des informations au moyen de messages secrets changeant tous les jours. Avec l’opération Goldeneye (comme le film, oui), il met en place un réseau de surveillance de l’Afrique du Nord et de l’Espagne de Franco, et organise différents sabotages afin d’éviter ou de freiner le ralliement de l’Espagnol à l’Allemagne nazie…
Lorsque la victoire arrive, Fleming se retrouve forcément désoeuvré. Mais comme l’écrit John le Carré dans Le Tunnel au pigeon : « L’espionnage et la littérature marchent de pair. Tous deux exigent un oeil prompt à repérer le potentiel transgressif des hommes et les multiples routes menant à la trahison. Ceux d’entre nous qui ont été intronisés dans le monde secret ne le quittent jamais vraiment. » Et si Fleming ne quitte jamais vraiment l’espionnage, il va reprendre la plume.
Premier roman
Ian Fleming devient grand reporter au Sunday Times et passe son temps entre la Jamaïque et l’Angleterre en vivant son existence de dandy (c’est un amateur de guitare hawaïenne et de livres rares). En secret – encore –, il couche sur le papier les bases de son premier roman. Il faut attendre 1952 et une rencontre organisée par un ami, le romancier et poète William Plomer, pour que Fleming canalise cette envie d’écrire. Plomer lui présente Jonathan Cape, l’éditeur prestigieux de T.E. Lawrence ou d’Hemingway, à Goldeneye (oui, encore), sa propriété jamaïcaine, et il commence l’écriture d’un roman d’espionnage dont le héros porte le nom d’un ornithologue. James Bond vient de naître. S’il possède le nom d’un scientifique, il a aussi les traits de certaines des connaissances de l’auteur. Fleming nourrit ses livres de son expérience, mais il aime peupler son
FLEMING NOURRIT SES LIVRES DE SON EXPÉRIENCE, MAIS IL AIME PEUPLER SON UNIVERS DE SES PROPRES SOUVENIRS.
univers de ses propres souvenirs – jusqu’à l’absurde. Ainsi, Bond serait en partie modelé sur Wilfred Dunderdale, un membre du MI6 rencontré pendant la guerre. Son voyage à la Jamaïque dans Dr. No fait écho à l’installation récente de l’auteur sur l’île. Mais il y a plus fou: un certain Jacob Goldfinger, représentant de commerce employé dans les services secrets de l’armée américaine, a poursuivi Ian Fleming sous prétexte que la confusion entre sa personne et le méchant bondien pouvait lui nuire. Il a été débouté. L’ironie de l’histoire, c’est que Fleming avait en réalité cherché à se venger d’un autre Goldfinger, l’architecte d’origine hongroise Ernö Goldfinger. Au début des années 50, Fleming et Goldfinger habitaient la même rue dans le nord de Londres. À la place des vieilles propriétés victoriennes que l’écrivain aimait tant, l’architecte avait fait construire des maisons dans le plus pur style du Mouvement moderne. Fleming trouva cela si moche qu’il fit de cet architecte la Némésis de son héros… En quelques livres, Fleming connaît un joli succès éditorial, mais le triomphe planétaire intervient dix ans plus tard, grâce à une publicité surprenante. En 1961, Kennedy, alors nouveau président des États-Unis, confie au magazine Life que le livre From Russia With Love (Échec à l’Orient-Express) est l’un de ses romans préférés. Et Fleming devient en quelques semaines la coqueluche de l’espionnage moderne… Ses romans paranoïaques, violents, séduisent un très large public grâce au charisme évanescent de son agent sophistiqué et fantasmatique (son apparence physique n’est que rarement évoquée). Malheureusement, il ne profitera guère de ce succès foudroyant: il meurt le 12 août 1964 en Angleterre et ce sont d’autres écrivains de grand standing qui poursuivront son oeuvre, assurant l’immortalité de James Bond.