RENCONTRE
Guillaume Pierret, Leïla Sy et Romuald Boulanger
PREMIÈRE : C’était un choix de sortir votre premier film sur une plateforme plutôt qu’au cinéma ?
GUILLAUME PIERRET : En six ans de développement de Balle perdue, on a eu le temps de discuter avec à peu près tous les producteurs et distributeurs de Paris. Mais je suis un grand consommateur de Netflix, et ça a toujours été mon premier choix. Quand on les a finalement rencontrés, avec sous le bras le casting et le scénario bouclés, ils ont été très enthousiastes. ROMUALD BOULANGER : Pour nous, Connectés devait être vu sur une plateforme. On a eu des propositions pour le sortir en salles, mais ça ne me paraissait pas cohérent avec ce qu’on racontait. La forme du film (on ne voit les personnages qu’à travers les caméras de leurs ordinateurs ou de leurs téléphones) et le fond (l’histoire parle de ce qu’on vit tous, entre les apéros en visio et la pandémie) réclamaient une sortie sur une plateforme. Mais notre situation est un peu spéciale, puisqu’on a financé seuls le tournage. Amazon est arrivé ensuite, en étant hyper réactif pour l’acheter.
LEÏLA SY : Notre objectif, avec Kery James [le coréalisateur de Banlieusards], était déjà de réussir à faire le film. On s’est inscrits dans une sorte de vague du streaming qui a tout changé. À l’arrivée, on a fait le constat qu’on était au bon endroit, au bon moment. Les plateformes sont un nouveau souffle : dans le circuit traditionnel, beaucoup de créatifs ont du mal à trouver les moyens nécessaires à la réalisation de leurs films. Netflix et les autres leur ont ouvert une nouvelle porte.
C’est exactement ce qu’il fallait pour Banlieusards.
RB : Leïla, j’en profite pour te dire que j’ai découvert votre film pour préparer cette interview, et que je l’ai adoré. S’il était sorti en salles, je n’aurais peut-être pas eu la chance de le voir si facilement. J’ai allumé ma télévision, j’ai cliqué, je l’ai regardé. La force des plateformes, c’est aussi de pouvoir consommer sur l’instant. C’est aussi ça qui me plaisait. Ce n’est pas l’expérience du cinéma, mais ça permet quand même d’apprécier le film dans des conditions correctes, car la plupart des gens sont bien équipés chez eux.
Il n’y a pas un petit regret, quand même, que le film ne soit pas vu dans une salle de cinéma ? LS : J’ai eu quelques frustrations, notamment quand des amis m’ont envoyé des photos de gens en train de regarder le film dans le métro, sur leur téléphone portable. On aurait rêvé d’aller dans les salles obscures, c’était notre fantasme de l’époque. Mais avec un peu de recul, je me dis que l’important, c’est que le message passe. Netflix a une telle force de frappe que la possibilité de partager nos idées avec le plus grand nombre prend le pas sur le reste.
GP : Je ne suis pas du tout un fétichiste de la salle, même si, évidemment, j’aime y aller. Certains films sont d’ailleurs incontournables sur grand écran. Balle perdue était un film d’action potentiellement fédérateur, mais je n’avais pas vraiment confiance dans la manière dont ce type de projet est distribué en France. Ce qui m’inquiétait, c’était que les distributeurs ne semblaient
pas du tout savoir comment vendre le film – c’est revenu très souvent dans nos discussions. Et surtout, je tenais à ce que le monde entier puisse y avoir accès directement. Ça a été possible avec Netflix, notamment grâce au soutien qu’ils ont apporté au film. RB : Je comprends ce que tu dis. Pour moi c’est pareil, Amazon a été très présent avec une méthodologie extrêmement bien rodée. Dès qu’ils appuient sur le bouton, quelque chose se met en place autour du film. C’est hyper efficace. On a bénéficié d’une campagne promotionnelle qu’on n’aurait peut-être jamais eue autrement. Il y a des bandes-annonces de Connectés en prime time sur TF1, ou avant le journal de France 2 ! C’est incroyable.
Vous pensez qu’Amazon et Netflix arrivent plus facilement que les autres à créer une discussion autour des films, à leur donner une vie propre ? GP : Exactement. Comme ils n’ont pas la pression des chiffres d’entrées de la première journée, je pense qu’ils peuvent se faire plaisir avec les films de genre, quand ils en sont fiers. Avec Balle perdue, ils ont fait le gros pari d’un film d’action français à tout petit budget. Quand ils ont vu que le résultat cochait toutes les cases qu’ils espéraient, ils se sont dit qu’il fallait absolument lui donner de la visibilité.
LS : J’ai été très touchée par la façon dont Netflix a mis en avant le film. On a eu droit à tout. Évidemment, ils ne l’ont pas fait pour rien, c’était également dans leur intérêt. Gagnant-gagnant. Je crois que notre chance, aussi, c’est qu’au moment de la sortie du film, ils avaient envie de s’implanter de manière beaucoup plus forte en France. Et ils ont une capacité à communiquer très efficacement sur Internet, ce qui nous a beaucoup aidés à toucher différentes strates de la société française.
GP : Pour Balle perdue, ils ont tout bien fait : la promo, Instagram, Twitter, le fait d’avoir eu un teaser puis une bande-annonce quelques semaines plus tard… Ils alimentent la discussion en utilisant les réseaux sociaux, et ça parle vraiment à leur public cible, c’està-dire les gens qui utilisent souvent la plateforme. Et ils n’ont pas lâché le truc le jour de la sortie, ils ont continué pendant un mois.
Après sa sortie en salles, un film a normalement droit à un nouveau coup de projecteur en DVD/Blu-ray, puis à la télévision. Ce qui n’est pas forcément le cas avec les plateformes, où il finit par lentement s’enfoncer dans un catalogue tentaculaire. C’est un questionnement pour vous, cette absence de deuxième vie ?
GP : Je préfère un truc violent tout de suite, quitte à ce que ça redescende après. Tant pis. De toute façon, ensuite, le film ne m’appartient plus. Il aura la vie qu’il aura. Mais c’est bien sûr déchirant quand on le voit descendre dans le top 10 Netflix et qu’il disparaît de la home page du site. Après, je n’ai pas à me plaindre : il est resté dix jours numéro 2.
LS : Quand Banlieusards est sorti, il n’y avait pas encore le top 10. Heureusement d’ailleurs, car je pense que j’aurais rafraîchi la page sans arrêt pour voir si on était bien arrivés à la première place. (Rires.) Notre film est parti pour une quinzaine d’années sur Netflix, je crois… Il existe là, et il existe bien. Ça me suffit.
RB : On a une potentielle fenêtre pour une diffusion télé mais on n’y pense pas forcément. Mon film est très atypique parce qu’il parle du confinement : il faut le consommer sur l’instant parce qu’il traite du monde tel qu’il est aujourd’hui. Je ne me demande pas si j’ai fait un film qui va être regardé dans quinze ans. Pas pour ce genre de projet. Ou alors, c’est qu’on en sera à notre 43e confinement, et là ce serait vraiment relou. (Rires.)
Puisqu’on parle de chiffres, Netflix a communiqué sur les visionnages de Balle perdue et de Banlieusards. Et évidemment, ça donne le vertige… GP : Aux dernières nouvelles, on était à 37 millions de visionnages [en juillet dernier]. Je sais qu’ils sont très contents. Le problème lorsqu’ils donnent des chiffres, c’est que ça peut être mal interprété : les gens ne comprennent pas vraiment, ils se demandent si c’est calculé comme sur YouTube ou comme pour les entrées en salles… Et vu qu’ils communiquent sur un certain type de chiffres – qui est le plus représentatif pour eux du succès ou de l’échec d’un film –, ce n’est pas très lisible. Je suis ravi de ce que j’ai pu voir, mais je n’ai pas pu en mesurer l’ampleur réelle. En tout cas, je ne suis pas persuadé qu’une sortie en salles aurait provoqué un tel engouement. Est-ce que le coeur de cible, les 15-35 ans – qui ont plus l’habitude d’aller sur Netflix –, se serait déplacé pour le voir ? RB : Amazon ne communique pas encore sur les chiffres de visionnage, mais je sais qu’ils ont plusieurs niveaux d’appréciation. Ils nous ont classés en « très, très bien ». (Rires.) Et la magie de la plateforme, c’est qu’on sait si les gens ont vu le film dans sa totalité. C’est super intéressant pour un réalisateur. LS : On était, si je ne dis pas de bêtises, le premier projet en France sur lequel Netflix a communiqué des chiffres. Dix millions en dix jours.
RB : Et tu as eu des retours de gens à l’autre bout du monde ?
LS : Ma meilleure amie habite en Colombie et l’a vu avec ses enfants. On a des messages depuis les ÉtatsUnis, de l’Afrique francophone où il marche très bien… Tu sens bien que c’est global, quoi. Là où je suis contente, c’est que ça a touché les jeunes. À fond. Netflix a aussi retenu que le film a été regardé plusieurs fois par les mêmes personnes, car c’est le genre de choses qu’ils peuvent savoir. Et ce qui est très fort, c’est qu’à la fin décembre 2019, on a eu les chiffres des films les plus vus en France sur Netflix… et on était devant The Irishman de Scorsese! C’est galvanisant et un peu excitant. Jamais de la vie tu ne penses qu’un jour ça pourrait t’arriver d’être plus vu qu’un Scorsese !
À quel point le succès de vos films sur des plateformes a déjà eu des conséquences sur vos carrières?
RB : C’est encore tout frais pour moi, mais je rencontre des gens que je n’aurais pas forcément pu approcher
avant. J’ai l’impression que c’est un accélérateur d’avoir été ainsi mis en lumière, et de ne pas être passé par le circuit traditionnel du cinéma français.
GP : Balle perdue a énormément circulé. Je pense que je vais être amené à discuter avec d’autres producteurs et distributeurs. J’ai eu beaucoup d’échos de Netflix US, mais, pour l’instant, ça ne m’intéresse pas de travailler aux États-Unis, en langue anglaise. Donc je n’ai pas poussé plus loin. C’est vraiment trop tôt d’imaginer partir là-bas… Par contre, j’ai changé d’agent, et on me propose des projets et des scénarios à lire. Mais pour l’instant, ce qui m’intéresse, c’est de faire perdurer la très saine relation de travail entamée avec Netflix. Si je fais un autre film avec eux, cette fois, ils seront là dès le début du développement.
LS : On peut dire que ça a changé ma vie. On commence enfin à me demander ce que j’ai envie de faire, quels sont mes projets. J’ai plein de super propositions, des choses en développement. J’en suis heureuse et, à la fois, je trouve ça pathétique : j’ai fait mon premier film, mais ça fait dix ans que je travaille d’arrache-pied! On aurait dû depuis longtemps valoriser des créatifs – et je ne parle pas que de moi – venant d’autres univers. Je me retrouve maintenant dans une position avantageuse, mais un peu délicate par rapport à mon ego : je suis une femme réalisatrice et noire. Donc deux quotas. Et parfois, même si les gens avec qui je discute savent maintenant que je sais gérer un gros budget et sortir un film, je sens qu’ils veulent respecter les quotas. C’est dans l’air du temps, ils ont besoin de femmes réalisatrices…