LUPIN BÉNI
C’est un dépoussiérage radical : depuis quinze ans, les Anglais ont su réactiver une à une leurs icônes collectives, pour les rendre solubles dans le troisième millénaire. Il y a eu Sherlock Holmes, l’ours Paddington, James Bond… En France, sur ce terrain de la pop culture, on patine un peu. Autant dire que le Lupin d’Omar Sy est une bonne nouvelle. Si les premières photos entretenaient le doute (Omar, casquette tweed vissée sur le crâne et manteau noir vintage, semblait coincé entre deux époques), dès les premières minutes, on comprend que son héros est bien un enfant d’aujourd’hui. Avec cette adaptation moderne d’Arsène Lupin, Netflix a donc produit une série pop et (gentiment) postmoderne qui transforme le monument de Maurice Leblanc en blockbuster sexy. Les scènes d’action sont parfaitement calibrées, les dialogues malins fusent, la mise en scène (Louis Leterrier a réalisé les trois premiers épisodes) est aussi élégante que les costumes du héros et ça lorgne sympathiquement vers les Mission : Impossible et les séries de notre enfance. Même le côté « méta » est parfaitement géré. Le principe est amusant : plutôt que de faire du héros un avatar d’Arsène Lupin, les scénaristes ont imaginé un personnage obsédé par les aventures du gentleman cambrioleur. Hassan (Omar Sy) est un informaticien surdoué qui, à travers les récits de Maurice Leblanc, va trouver des clés pour accomplir sa vengeance personnelle. Il va donc voler un bijou antique, infiltrer une prison, enquêter sur une mort suspecte… Derrière les intrigues tordues et l’histoire de vengeance, il y a surtout Omar Sy. Il porte la série avec la puissance et le talent d’acteur qu’on lui connaît, mais c’est un peu plus que ça. Le comédien semble de plus en plus impliqué dans les projets qu’il incarne et il se fait désormais tailler des costumes sur mesure où l’on retrouve tout un tas de thèmes ou de réflexions communes. L’identité, la filiation, la puissance consolatoire de la fiction… Après Le Prince oublié, après Yao, Lupin est un nouveau véhicule pour la star préférée des Français. Tout cela valait bien une mise au point.
PREMIÈRE : Est-ce que Lupin a été spécifiquement conçue pour vous ou est-ce qu’on vous a proposé cette série après qu’elle a été écrite ?
OMAR SY : On était en discussion avec Gaumont depuis quelque temps. On voulait retravailler ensemble. On cherchait un projet télé et on a réfléchi à une idée, un sujet qui pouvait me correspondre, jusqu’à ce qu’on tombe sur Lupin. Quand l’idée est arrivée sur la table, ça paraissait évident… avec tout de suite la certitude que je devais jouer Lupin. Du coup, je me suis beaucoup investi dans le développement.
À aucun moment vous ne vous êtes posé la question de jouer Lupin à l’époque décrite dans les romans de Leblanc ? Parce qu’Arsène Lupin, c’est aussi les costumes XIXe, le Paris Belle Époque, le chic français…
C’est vrai. Mais le fait que j’interprète le personnage nous a obligés à réfléchir différemment. L’idée, dès le début, était de faire quelque chose de moderne, de jouer avec la mythologie et la légende que tout le monde connaît. Honnêtement, on n’a pas perdu beaucoup de temps sur cette question d’époque…
Quel fut votre rôle concret à l’écriture ?
J’ai fait pas mal de retours sur ce que les auteurs proposaient. J’ai sans doute influencé la tonalité de la série et j’ai insisté très vite sur le fait qu’à mon avis il fallait un personnage encore plus fan de Lupin que Lupin lui-même. Quelqu’un qui est obsédé par le mythe, par cette légende. Hassan, au fond, fait de Lupin un idéal, et il modèle sa façon de vivre sur ce personnage. Avec cette idée, je crois que je cherchais aussi à donner au Lupin du livre une place dans l’histoire.
C’était un personnage qui comptait pour vous ?
Pas plus que pour n’importe quel Français, j’imagine. On connaît tous Lupin, on a des images, des références, des souvenirs de films… J’avais lu Arsène Lupin contre Herlock Sholmès, j’avais la série avec Descrières en tête et j’avais vu le Romain Duris… Mais je n’étais pas plus fan que ça. Par contre pour préparer la série, je me suis mis à lire les romans. Tous. Les uns après les autres.
Si je vous demandais votre degré d’implication dans l’écriture, c’est parce qu’en voyant le premier épisode, je n’ai pas pu m’empêcher de penser au Prince oublié.
Ah bon ? Il va falloir m’expliquer…
Dans les deux cas, il y a un thème central, la filiation. Dans le film comme dans la série, le récit rappelle le pouvoir absolu de la fiction. Et puis, vous incarnez à chaque fois un nobody qui va faire un casse : braquer les rêves de votre fille dans Le Prince oublié ou Le Louvre dans le premier épisode de Lupin…
(Sourire.) Pas mal ! Je vous assure que c’est inconscient. Mais ce thème de la filiation est présent dans les livres. Le père d’Arsène Lupin est soi-disant un voleur, marié à une femme de la haute société, qui n’a jamais été considéré… Il y a chez lui ce problème de l’héritage. Si Arsène Lupin devient cambrioleur, c’est évidemment pour faire partie de la haute, mais surtout pour voler les riches et ainsi venger son père. Même si la filiation est un thème qui m’intéresse, dans la saison 1, il ne s’agit pas de cela. C’est l’histoire d’un personnage qui veut venger son père, tout en devant assumer ses propres responsabilités paternelles. C’est une dualité très riche. Il y a ce combat intérieur entre le père qu’il doit être et le fils qu’il est.
C’est présent dans beaucoup de vos films récents… Cela vous obsède à ce point ?
Un peu. Mais ça me paraît être un ressort de fiction super puissant et totalement universel. L’humanité, c’est ça : on est tous un « héritage ». On est ce qu’on nous a donné et ce qu’on nous a refusé. On est également ce qu’on décide de donner en retour ou de garder pour soi. C’est con, hein… Mais pour moi, c’est la base de l’homme. En tout cas, je me pose tous les jours la question de savoir ce que je transmets à mes enfants.
Est-ce important que vos projets se confrontent à ces questions ?
Évidemment. C’est une forme de thérapie. Ça me soigne. (Rires.)
Il n’y a pas que la question de la paternité. Le pouvoir de la fiction est constamment réaffirmé dans vos derniers films. Le rêve, les livres, le conte… C’est à chaque fois une manière de tordre le réel, de le réenchanter.
Ce n’est pas aussi conscient que cela, mais pour moi l’imaginaire, le conte et les histoires, d’où qu’ils viennent – à l’oral ou à l’écran –, font partie des raisons pour lesquelles je fais ce métier. On les raconte parce qu’on y croit. Je suis acteur car j’ai foi en cela, et je vais vers des récits qui le disent de manière explicite. Une belle histoire, ça change la vie ne serait-ce qu’à l’instant où on la vit, où on la lit, où on la regarde. Peut-être pas la suite, peut-être pas une vie entière, mais juste le moment où on est dedans. On est ailleurs. On voyage. C’est très naïvement ce que j’ai envie d’apporter aux spectateurs. Parce que ce sont les fictions qui m’ont permis de changer ma vie. De rêver et d’aspirer à des choses que j’avais découvertes grâce à elles.
La fiction tord le réel, mais votre Lupin parle aussi de la réalité, notamment de la place des Noirs dans la société, et très ouvertement… Oui, mais c’est vraiment une trouvaille du scénariste George Kay. Dans les livres, Lupin a une vraie finesse d’analyse de la société dans laquelle il vit. C’est comme
ça qu’il réussit à leurrer son monde. Il a compris les codes de toutes les couches de la société. Hassan, mon personnage, fait une analyse très simple : il y a des gens qu’on ne regarde pas. Il suffit donc de se mettre dans la peau de ces mecs-là pour être invisible. On a des invisibles dans notre société, hélas! Mais c’était intéressant de s’en servir. Si certains prennent ces gens pour des victimes, Hassan, lui, transforme cela en force.
C’est très Lupin, ça. Presque subversif. Le personnage retourne l’invisibilisation des Noirs pour en faire une arme…
Totalement. Mais Lupin était comme ça. C’était un anar, un révolutionnaire. Cela s’y prêtait. Pour Leblanc, Lupin c’était le mec très français, qui avait le goût des belles choses, une morale très forte, et très attaché à la France – chauvin même. On a fait la même chose, mais en 2020. La série est une photo de la France d’aujourd’hui. Mais je voudrais quand même préciser quelque chose : pour moi, il ne s’agit pas seulement de la place des Noirs dans notre monde. C’est avant tout un constat social. Quand on parle d’invisibilisation, on parle de ces gens qui travaillent sans qu’on les prenne en compte. Ce n’est pas parce qu’ils sont noirs qu’on ne les regarde pas, mais parce qu’ils occupent cette place-là dans la société. Le problème est plus social que racial.
De manière plus prosaïque, Lupin est aussi un plaisir d’acteur.
Totalement ! C’est le jouet parfait pour un comédien. Les belles fringues, le raffinement, l’humour, la séduction, l’action… avec ce qu’il faut de drame. Ce mec-là a tout. Avec un style de fou.
On sent qu’à chaque fois que vous enfilez un costume, vous enfilez une autre identité. Comme dans le SAV…
Ah oui, exactement! Il y avait très consciemment ce côté-là aussi. Ça participait du plaisir nostalgique de cette série. Mais c’était la base du Lupin de Leblanc également. L’habit fait le moine chez lui. En le portant, il prend un accent, une manière de parler, une attitude, et comme mon personnage duplique les méthodes de Lupin, il fallait qu’on imite ça aussi.
Quand je pense que les Anglais se demandent encore si James Bond peut être noir…
Nous, c’est fait, notre Lupin est noir !
C’est vrai, Lupin c’est notre James Bond, et je suis super fier d’être le Lupin d’aujourd’hui. Faut qu’Idriss Elba se dépêche maintenant.