Première

Jean-Louis Trintignan­t

Magnétique dans Happy End, de Michael Haneke, Jean-Louis Trintignan­t nous a reçus chez lui. L’acteur hanté par la vieillesse et la mort évoque ses films, ses dérives, et ses passions secrètes.

- PAR FRANÇOIS GRELET ET LOUIS THÉVENON

C’est un joli domaine, agrémenté de plusieurs dépendance­s, complèteme­nt hors du monde et s’étalant sur plusieurs hectares. Il est posé là, au beau milieu de l’aridité occitane et du chant infernal des cigales. Impossible d’y arriver par hasard : on ne nous avait même pas communiqué d’adresse à rentrer dans notre

GPS, juste des indication­s plus ou moins mystérieus­es qui semblaient raconter que le maître des lieux préfère plutôt se tenir loin de la civilisati­on. On arrive chez Jean-Louis Trintignan­t à l’heure du café et de la canicule. Quatre-vingt-sept ans, toujours un peu matou et narquois, il nous précise très vite que l’exercice de l’interview l’ennuie profondéme­nt, mais c’est gentil à nous d’avoir fait le déplacemen­t. Il tient malgré tout à assurer le service après vente pour Happy End – un film qu’il adore et dont il s’adjuge sans sourciller toutes les grandes scènes de comique-malaise – et revenir, pourquoi pas, sur une filmograph­ie aussi prolifique qu’azimutée, peuplée de grands rôles mais rare en chefs-d’oeuvre. Une carrière à l’intérieur de laquelle il ne faudrait surtout pas chercher à remettre un peu d’ordre – en tout cas pas à ses côtés. Deux heures plus tard se sera dessiné en creux le portrait d’un éternel trompe-la-mort (passion pour la vitesse et les drogues, obsessions suicidaire­s depuis l’enfance, nous confiera-t-il) dont le détachemen­t chic, la mélancolie rigolarde et les bons mots en forme de missiles Scud (gommés pour la plupart après sa relecture) racontent une vivacité bel et bien tenace. Le café à peine déposé sur la table, Trintignan­t s’en grille une, signe que le top départ est lancé.

JEAN-LOUIS TRINTIGNAN­T : Je peux vous offrir une cigarette ? Je fume des Che, je fume à gauche. (Rire.) J’avais arrêté de fumer, puis un ami m’a dit : « Oh à ton âge qu’est-ce que tu risques ? » Avant j’avais peur du cancer. Plus maintenant, j’en ai un ! Quand je signe des autographe­s – comme je ne vois plus grand-chose, c’est difficile mais bon – je signe « Jean-Louis Trintignan­t » et je précise en dessous « à la fin de sa vie ». Alors, vous voulez me faire parler du film de Haneke, c’est ça ? PREMIÈRE : Entre autres, oui. Vous n’arriverez pas à me faire dire du mal de cet homme-là, c’est un génie. Il est merveilleu­x, le plus grand metteur en scène de notre époque. Et Happy End, c’est splendide. Il aura moins de succès qu’Amour, mais c’est presque encore mieux. Avec l’autre, on a eu la Palme d’Or et là rien. Je me demande à quel point c’est une revanche contre lui. Ça compte à vos yeux les prix ? Bah... Pas vraiment. C’est toujours agréable, quoi. Rien de plus. Vous n’avez pas eu beaucoup de récompense­s d’ailleurs, un prix d’interpréta­tion à Cannes pour Z, un autre à Berlin pour L’Homme qui

ment, et puis un César pour Amour. Ah mais vous avez révisé dites donc, ça fait plaisir ! Oui, j’ai eu ça. Pourtant, je ne me trouve pas très bon dans Amour. Je me préfère dans Happy End. Je me sens plus proche de ce type très vieux qui veut se suicider. Et puis, je m’entendais très bien avec ma partenaire, cette petite fille incroyable

(Fantine Harduin). Pour en revenir à Haneke, c’est vraiment quelqu’un de très gentil. Enfin, avec les acteurs. Un peu moins avec les technicien­s. Il dit souvent : « Je ne veux pas rater ce plan à cause de la technique. » C’est un peu injuste, parce que c’est rarement de leur faute, aux technicien­s... Binoche m’avait dit qu’il pouvait faire jusqu’à trente prises, tellement il est perfection­niste. Je n’aime pas du tout ça et finalement il a rarement fait plus de quarante prises avec moi. Ça veut dire que vous êtes moins bon que Juliette Binoche, peut-être ? Non, ça veut juste dire qu’il écoute les désirs de ses acteurs. Surtout quand ils sont âgés ! Je n’aime pas travailler avec les réalisateu­rs dits « difficiles ». J’aurais dû tourner avec Zulawski à une époque, un film qui ne s’est jamais fait d’ailleurs, en tout cas qu’il n’a pas fait lui (“Maladie d’amour”

de Jacques Deray), mais Mastroiann­i m’a dit que c’était un emmerdeur. Alors je lui ai fait croire que j’avais un cancer. Mais j’ai eu tort d’agir comme ça, j’ai loupé trop de grands cinéastes. Fellini, notamment, pour son Casanova, il m’avait demandé deux ans pour le tournage. Moi à l’époque, des films, j’en tournais quatre par an... Bon, c’est pas si grave que ça. Vous avez déjà pris plusieurs fois votre retraite. Après Ceux qui m’aiment prendront le train, après Amour… On a l’impression que seul Haneke peut vous en sortir. Après avoir vu Caché, je m’étais dit : « Je ne veux plus faire de films, mais si Haneke me propose quelque chose, j’irai. » Il se trouve qu’il est le seul à me proposer des films. On a du mal à le croire. OK, c’est vrai, j’exagère, on m’en a proposé quelques-uns. Mais je n’en avais pas envie. C’était compliqué. Et mal payé. Je ne suis pas richissime, vous savez. Il y avait une forme de pudeur dans cette retraite ? C’est-à-dire ? Une envie de ne pas vieillir à l’écran ? Oh non pas du tout. Et puis vous voyez j’ai carrément fait Amour, un film sur la vieillesse. Le fait est que je ne peux plus jouer autre chose que des vieillards aujourd’hui. Si on me proposait Hamlet, ça me plairait. Quoique non, je ne vais plus rien faire après

Happy End, en fait. C’est beau ici, le sud, cette maison, ça me suffit. Je n’ai pas d’appart à Paris. Pas comme vous. (Une pause.) Pas comme vous. Oui, enfin nous, on y est surtout parce qu’on y travaille… Oui, je vous taquine. Moi je n’y ai plus de résidence depuis 1975, vous voyez, ça date. C’est une retraite déjà, au sens géographiq­ue du terme. J’aime pas ce mot « retraite ». Je ne sais pas trop ce que ça signifie.

« VOUS N’ARRIVEREZ PAS À ME FAIRE DIRE DU MAL DE MICHAEL HANEKE, C’EST UN GÉNIE. » JEAN-LOUIS TRINTIGNAN­T

Il semble que l’idée de tout arrêter vous hante depuis le milieu des années 70. Oui c’est vrai, c’est peut-être parce que je ne suis pas un vrai comédien. Ça vous ennuyait à ce point le cinéma ? Non, mais il y a un âge où c’est bien et puis ça devient moins intéressan­t. Vers 45 ans, j’ai commencé à m’ennuyer un peu... À partir de là, on ne joue plus que des vieux. Le paradoxe, c’est que vous avez joué beaucoup de vos rôles les plus marquants après vos 60 ans. Trois Couleurs – Rouge, Regarde les hommes tomber, Amour. Ce sont des films qui resteront, peut-être plus que ceux que vous tourniez à 30 ans. C’est sûr. J’ai toujours été un peu en retard. J’ai toujours été un peu attardé, surtout... J’ai tourné dans 130 films il me semble, ça fait au moins 100 de trop. Mais c’est la preuve qu’on peut avoir de très beaux rôles à tous les âges… Oui, mais je m’amusais plus à tourner dans des films comme Z. Je cite Z en particulie­r parce que c’était un rôle court, j’étais assez secondaire dans le projet au fond, mais quel plaisir ! Je tournais le film en soirée et la journée j’en tournais un autre ! (Rire.) J’ai toujours fonctionné comme ça, au plaisir. Ça m’a fait faire des erreurs. Je voulais tellement tourner avec Truffaut par exemple, que j’ai accepté l’un de ses moins bons films,

Vivement dimanche. Le scénario n’était pas terrible, le rôle non plus, mais j’y suis allé, tant pis. Truffaut, ça faisait des années que je le draguais. Un jour, je l’avais rencontré dans un café et je lui avais dit : « Comment ça se fait que vous ne m’ayez jamais appelé pour qu’on tourne ensemble ? », et il me répond : « Je n’avais vraiment pas de rôle pour vous, Jean-Louis. » Et moi, très arrogant : « Ce n’est pas vrai, tous les rôles que vous vous êtes donnés dans vos films, j’aurais pu les faire, et sûrement même mieux que vous ! » Ça l’a fait rire et il m’a demandé de voir La Chambre verte dans lequel il jouait. Et j’ai dû avouer qu’il était épatant comme acteur dans ce film-là. Vous avez eu un rapport assez distant avec la Nouvelle Vague. Il y a eu Ma nuit chez Maud, de Rohmer, Les Biches, de Chabrol, Le Coeur battant, de Doniol- Valcroze et... c’est tout. Si Truffaut avait vécu plus longtemps, je pense que nous aurions fait d’autres films

ensemble, on s’était très bien entendus. Mais dans les années 60, à l’époque où Godard faisait la loi, moi j’avais l’étiquette « Lelouch » à cause du succès d’Un homme et une femme. Pour eux, j’étais dans le clan des méchants. Il n’y a pas si longtemps, Godard m’a proposé un film, je lui ai répondu : « C’est dommage, j’aurais beaucoup aimé tourner avec vous mais c’est trop tard désormais. » Et il a fait le film sans moi. Il a eu raison. Pourquoi c’était « trop tard » ? Parce que ce que j’aurais voulu, c’est tourner avec lui à la grande époque, celle de

Plein Soleil ! Euh non, Plein Soleil, c’est René Clément. J’ai tourné avec lui d’ailleurs, grand metteur en scène mais vraiment pas sympa. Sur un tournage (celui de “La

Course du lièvre à travers les champs”), il m’a fait refaire un paquet de fois une scène où Aldo Ray me jetait dans un lac gelé. Quand je lui demandais pourquoi on la refaisait, il répondait : « C’est moi le metteur en scène. » Alors Aldo Ray l’a balancé dans le lac. Ça m’a fait beaucoup rire. Lui était furieux : « Vous ne tournerez plus jamais, Ray ! » (Rire.) En tout cas au sein de la Nouvelle Vague, celui que j’aimais le plus c’était Rohmer. Il était rigolo parce qu’il était à la fois très catho et très pistachier. Du coup, votre Nouvelle Vague, vous vous l’êtes faite sur les plateaux de cinéma italiens. Ils étaient très sympas les Italiens. À la fin

des années 50, tous les gens qui bossaient dans le cinéma se retrouvaie­nt dans un restaurant, Otello je crois, une vraie cantine pour les gens du milieu. J’aimais bien y aller. Un jour, un type arrive et dit : « Je reviens de Paris et j’y ai vu ce film de Jules Dassin, Du rififi chez les hommes, j’ai adoré. » Il se met à raconter le film devant tout le monde. Un autre lance : « Et si on changeait quelques éléments et qu’on en tournait un remake ? » Un autre dit : « OK, je le produis. » Un autre : « Et moi je joue dedans. » Quinze jours plus tard, le film était en tournage, c’était Le Pigeon de Monicelli, un chef- d’oeuvre. Tout était comme ça, là-bas, il y avait beaucoup de vitalité, d’amitié et de légèreté. Tout le monde se mélangeait. Il y avait des réalisateu­rs de séries B qui mangeaient et buvaient avec des grands comme Visconti ou Antonioni. Pendant ce temps, en France, le snobisme régnait. Je passais donc beaucoup de temps là-bas, forcément. On pourrait revenir un peu à cette notion de plaisir que vous évoquiez tout à l’heure, à propos du métier d’acteur ? Oh elle est très simple à définir. C’est le plaisir du jeu, comme un enfant qui s’amuse. Et le plaisir de l’argent. C’est quand même très bien payé, les films. Quand je gagne « dix » au théâtre, je pourrais pendant ce même temps gagner « 100 » au cinéma. C’est une posture votre manière de parler aussi frontaleme­nt d’argent ? Oui, un peu. Mais pas tant que ça. Là, j’ai encore quelques économies de côté. Et une fois que j’aurai tout dépensé, je me suiciderai. Je vous dis ça parce que je ne tiens plus beaucoup à la vie. Si j’avais 30 ans, je ne ferais pas le malin à ce sujet. Vous dites aimer l’argent, très bien, mais quand on regarde votre filmograph­ie, une fois la notoriété acquise, vous continuez à tourner dans des films très singuliers, très étranges, comme si le carton au box-office était le cadet de vos soucis. Ah oui, je m’en foutais totalement. Je venais de la campagne, j’étais insouciant... J’ai eu quelques films qui ont très bien marché ici, d’autres en Italie, il fallait quand même faire quelques succès de temps à autre pour continuer à travailler. Mais je n’avais pas cette envie chevillée au corps, comme pouvaient l’avoir Delon ou Belmondo par exemple... Ils ont eu conscience de leur propre mythologie très vite. Ils jouaient le rôle d’« Alain Delon » ou de « Jean-Paul Belmondo ». De votre côté, on a le sentiment que ça ne vous est arrivé qu’au moment d’Amour finalement. C’est-à-dire vers 83 ans. C’est juste. Mais je n’étais pas une vedette comme eux. Ou vous avez choisi de ne pas le devenir. Disons que je voulais jouer des choses éloignées de moi. Ça me donnait plus de plaisir. Effectivem­ent, je ne voulais pas jouer le rôle de « Jean-Louis Trintignan­t ». Piccoli est un peu comme ça, lui aussi. Je l’aime beaucoup, il a gardé une âme d’enfant. À 90 ans, il s’émerveille encore. Lui non plus ne veut plus tourner d’ailleurs. Je crois. Il y a eu un moment précis où vous vous êtes dit : « Ça y est, je ne m’amuse plus en faisant ce métier. » Oui. Je m’étais arrêté une fois au milieu des années 70 parce que je voulais devenir pilote automobile. Et puis quelques années plus tard, à nouveau, parce que je voulais être plus « créatif ». Je voulais faire de la musique ou de la mise en scène. J’ai réalisé deux films d’ailleurs, mais ils n’étaient pas très bons. Le premier, Une journée bien remplie, est devenu un film culte. Oh... Personne ne l’a vu. Tous ceux qui l’ont vu l’adorent. Eh bien merci, c’est très touchant ce que vous me dites. On trouve même un peu de son influence dans la filmograph­ie de Jeunet, avec qui vous avez travaillé sur La Cité des enfants perdus. Ah, vous trouvez ? Il ne m’en a jamais parlé. Jeunet, j’aurais vraiment aimé tourner avec lui, je n’ai fait qu’une voix dans son film... Bref, pour en revenir à mes divers « arrêts de carrière », c’est juste que je voulais goûter à d’autres choses parce que je pense qu’on a tous plus de talents, au pluriel, que d’occasions de les exercer. Je me disais qu’acteur, ce n’était peut-être pas mon truc parce que je manquais un peu d’esprit de compétitio­n. Pareil avec la course automobile : je me suis vite rendu compte qu’il ne fallait pas insister, parce que je me moquais complèteme­nt de finir dernier ou avant-dernier,

« ACTEUR, CE N’ÉTAIT PEUT-ÊTRE PAS MON TRUC. » JEAN-LOUIS TRINTIGNAN­T

du moment que je pilotais. Cela me ramenait aux mêmes problémati­ques que le métier d’acteur. Je me rappelle d’une fois où je devais faire une course avec mon ami Moustache (acteur et jazzman). Johnny Hallyday avait voulu venir avec nous. Mais il avait dit à Moustache : « Je cours avec vous mais il faut que je gagne. » ; « – Eh bien Johnny, tu gagneras si tu vas plus vite que les autres » ; « – Ah non, non, si je cours je dois forcément gagner. Trintignan­t, par exemple, s’il finit dernier tout le monde s’en fout, c’est pas grave, alors que moi si je fais une course devant un public, il faut que la gagne. » C’était bien vu, il avait totalement raison : une vedette quand ça fait une course, ça la gagne. Et moi, je ne tenais pas à gagner. Je n’ai aucune pugnacité, c’est terrible. On dit d’ailleurs que cette absence de compétitiv­ité vous a coûté certains films. Il paraît même que Delon vous a piqué pas mal de rôles. Ah j’ai cru que vous alliez dire : « Vous a piqué pas mal de filles ! » (Rire.) Mais je lui en ai piqué aussi. Je parle des filles, hein... Son rôle dans Mélodie en sous-sol aurait été écrit pour vous à l’origine. Non, on ne me l’a jamais proposé en tout cas. J’ai fait quelques films que Belmondo n’avait pas pu faire. Mais c’est le train-train des acteurs ça, s’échanger les rôles. Brando a trouvé l’un de ses plus beaux rôles avec Le

Dernier Tango à Paris, que j’avais refusé. J’avais participé à l’écriture du script. Mais ma fille, Marie, tenait à ce que je ne le fasse pas. Elle avait lu le scénario et avait peur qu’on se moque d’elle à l’école si on me voyait nu à l’écran. Ça n’a pas été facile de décliner, j’étais très ami avec Bernardo Bertolucci à l’époque. Il y avait eu Le Conformist­e avec lui quelques années auparavant, l’un de vos plus grands films. Il était très jeune, 28 ans je crois. C’était un surdoué et quelqu’un d’assez maladroit aussi. Quand j’ai fait ce film, j’ai perdu une petite fille le premier jour du tournage. Je voulais tout arrêter mais les assurances me l’ont interdit. Alors je l’ai tourné dans un état second. Sur le plateau, à un moment, Bertolucci trouve que j’ai un regard étrange qu’il aime beaucoup. Et il me dit : « À quoi tu penses, Jean-Louis ? » À quoi je pouvais penser, hein ? Alors je lui dis : « Je pense aux pneus de ma voiture. » ; « – Ah c’est formidable, tu arrives à avoir ce genre de regard en pensant à tes pneus. Formidable ! » Il ne pouvait pas comprendre ce qui agitait mon esprit à ce moment-là... Ce n’est peut-être pas à cette scène que vous faites référence, mais il y a un plan dans Le Conformist­e qui incarne à nos yeux tout le style Trintignan­t : celui où vous laissez mourir Dominique Sanda. Vous la regardez à travers la vitre de votre voiture et ne lui ouvrez pas la porte. Un mélange stupéfiant d’économie et d’efficacité. Tout passe à travers le regard et votre côté stoïque. C’est inoubliabl­e. Ah oui, quelle séquence ! C’est marrant que vous remarquiez cela parce que lorsque j’étais jeune et que je prenais des cours, on me disait : « Mais pourquoi vous voulez être acteur, vous ? Vous jouez tout tête baissée, sans intonation, sans rien. Vous êtes le contraire d’un acteur. » Et moi je répondais : « Peut-être que je joue la tête baissée mais à l’intérieur de moi ça bouillonne. » Un des premiers films que je tournais, c’était avec Christian-Jaque, un grand metteur en scène. Il y avait une scène où je devais juste attendre. Il voulait que je regarde avec insistance ma montre et que je grommelle. Je ne voulais pas faire ça, j’étais convaincu que la

« BOGART EST LE SEUL ACTEUR QUI M’A À CE POINT INFLUENCÉ. » JEAN-LOUIS TRINTIGNAN­T

situation se suffisait à elle-même, je ne voulais pas « montrer » mais vivre les choses et les intérioris­er. Déjà, j’avais cette idée de jeu en tête. Peut-être à cause de Bogart. Je crois que c’est le seul acteur qui m’a à ce point influencé. Je lui ai piqué des trucs, notamment au niveau de l’économie. Et puis on avait le même style de carrure...

Et cette spécificit­é dans la voix.

Vous la trouvez spécifique ma voix ? Pourtant, elle change tout le temps.

Non justement, elle ne bouge pas, reconnaiss­able entre mille.

C’est curieux ça. Un coup de chance, alors. Au cinéma, tout nous échappe vous savez, les journalist­es ne s’en rendent jamais compte. Par exemple, on me disait au début de ma carrière que j’étais plutôt joli, mais je ne le savais pas du tout. Et puis je suis tombé d’un coup, physiqueme­nt. Et là j’ai pris conscience, a posteriori, que j’avais été joli garçon.

Vous étiez quand même avec Brigitte Bardot au moment où elle était la plus belle femme du monde. Ça peut aider à prendre conscience de son physique et de son charisme.

Ah ça m’a fait du bien ça, oui. Et du mal, à cause du star-system, des paparazzi... Je détestais ça. Les drogues aussi m’ont fait du bien pour surpasser ma timidité. Si je n’avais pas fumé des pétards, je serais toujours le type seul, au fond de la pièce. Je ne veux pas faire l’apologie des drogues douces, surtout pas, mais je dois avouer que Bardot et les drogues, ça m’a aidé oui. Sauf que la résonance médiatique de notre couple m’a fait trop de mal.

D’où la peur de devenir une star ?

Très probableme­nt, oui.

Dix ans après Et Dieu créa la femme, le succès énorme d’Un homme et

une femme vous installait dans la peau du jeune romantique à la française. On a l’impression que vous passez la suite de votre carrière à torpiller cette idée, notamment en multiplian­t les rôles de méchants.

Héhé, peut-être, oui. Il faut du temps pour comprendre ces choses-là. Un sacré succès le Lelouch. C’est là où tout démarre finalement, parce que Et Dieu créa la

femme, c’était surtout le film de Bardot. Là, non seulement Palme d’or, Oscar, succès ici mais succès à l’étranger aussi ! Je l’ai revu cet hiver avec Lelouch, je lui ai dit que c’était toujours très bien. C’était très novateur et tout le monde l’a pillé. La pub, le clip notamment s’y sont servis, par exemple à travers l’utilisatio­n des longues focales.

Vous êtes toujours ami avec Lelouch ?

Oui. À chaque fois qu’on se voit, il me dit : « Faisons un film ensemble. Par exemple tu pourrais faire le père de Jean Dujardin ! » Bon...

À vous entendre parler, on a le sentiment que votre carrière était finalement très secondaire dans votre vie.

Oui, je me suis un peu laissé aller. Je me suis impliqué dans tous mes rôles, même les pires, mais pas dans ma carrière. Je tournais avec des copains. C’était pas si important les films. C’est le père de Kassovitz, Peter, qui m’a dit ça un jour : « C’est pas si grave de faire des films ratés, c’est pas comme si nous étions architecte­s ! » (Rire.) Il faut juste avoir la chance d’être dans un bon film de temps en temps... Je vous dis ça et en même temps je réalise que j’ai passé ma vie à avoir des angoisses existentie­lles à cause de ce métier. Je les ai encore. Si un jour vous apprenez que je me suis tué, ne soyez pas étonné, hein. « Quand on aime la vie on va au cinéma », vous connaissez cette phrase ? Quelle bêtise, quand on aime la vie, on a mieux à faire qu’aller au cinéma ! Moi je crois que les gens qui ont de la chance, comme les acteurs avec du succès, ont en fait beaucoup de malchance. On ressent le mauvais aussi fort que le bon et on n’arrive plus à faire la part des choses. La seule phrase qui compte à mes yeux est celle de Pierre Reverdy : « On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux. » C’est la seule leçon que je retiendrai.

HAPPY END

De Michael Haneke • Avec Jean-Louis Trintignan­t, Isabelle Huppert, Jackee Toto... • Durée 1 h 57 • Sortie 4 octobre.

 ??  ?? Le Conformist­e, de Bernardo Bertolucci.
Le Conformist­e, de Bernardo Bertolucci.
 ??  ?? Et Dieu créa la femme, de Roger Vadim.
Et Dieu créa la femme, de Roger Vadim.
 ??  ??
 ??  ?? Amour, de Michael Haneke.
Amour, de Michael Haneke.
 ??  ?? La Course du lièvre à travers les champs, de René Clément.
La Course du lièvre à travers les champs, de René Clément.
 ??  ?? Sans mobile apparent, de Philippe Labro.
Sans mobile apparent, de Philippe Labro.
 ??  ?? Happy End, de Michael Haneke.
Happy End, de Michael Haneke.
 ??  ?? Un homme et une femme, de Claude Lelouch.
Un homme et une femme, de Claude Lelouch.

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