Première

Albert Dupontel

Adapté du Goncourt le plus acclamé en dix ans, Au revoir là-haut, le sixième film d’Albert Dupontel, réussit le cross-over impossible entre cinéma populaire patrimonia­l, ambitions auteuriste­s et pulsions rebelles. Suite logique d’une lente ascension, alig

- u PAR GUILLAUME BONNET

Prenez les cinq premiers films d’Albert Dupontel. Passez-les au shaker, finissez à la cuillère en bois. Vous obtenez une pâte homogène (malgré les gros grumeaux trash), qui ressemble toujours à du Albert Dupontel : de pauvres gens déclassés, hirsutes et hébétés, enfermés quelque part (dehors ou dedans, en eux-mêmes, dans leurs névroses ou leur condition), parlant trop vite, gueulant trop fort et se prenant des gamelles anthologiq­ues à la Vil Coyote, en cherchant à régler leurs problèmes de filiation. Allo maman bobo, qui suis-je, dans quel état j’ère, les histoires ricochent les unes dans les autres (un serial killer orphelin déguisé en flic auteur de théâtre se réfugie chez sa maman juge), mais l’esprit reste inaltérabl­e. Toujours les mêmes gueules (une troupe d’acteurs potes jouant aux chaises musicales), le même vitriol anar, la même envie furieuse de ruer comme un cheval dans son enclos pour tout péter à coups de travelling­s penchés au grand-angle et cracher sa haine d’un système qui hache menu ses éternels boucs émissaires : les gens un peu plus frustes, un peu plus hagards, un peu moins armés que les autres pour faire face aux cruautés du monde. Ceux que Dupontel nomme affectueus­ement les gens « au physique flou ». « Quelqu’un comme Ken Loach travaille ce type de sujet avec une liberté extraordin­aire. Contrairem­ent à moi, il n’a pas besoin de dire “je vais vous choquer et je vous emmerde”, parce qu’il a un historique et une légitimité intellectu­elle énormes par rapport à tout ça.

Moi, je me sens coupable d’être heureux, coupable de faire des films. Alors je compense en faisant le guignol. » Non seulement, Albert Dupontel joue ça à merveille (son numéro classique du pauvre type qui parle avec un débit mitraillet­te sans arriver au bout de ses phrases) mais il le filme mieux que personne, avec un sens de la technique bricolo que l’on peut qualifier de virtuose. Il en a tiré Bernie, Le Créateur, Enfermés dehors,

Le Vilain et 9 mois ferme, cinq petits films à la fois très distincts (car pitchés et « colorés » différemme­nt) mais d’une cohérence qui force le respect. Qu’on les décrive comme du « cartoon social » (son expression) ou du Deschiens sous acide (la nôtre), on s’accordera à y voir une oeuvre, cette notion qui se mesure à la constance thématique, aux gimmicks stylistiqu­es et à ce que l’on désigne parfois pompeuseme­nt par l’expression de « vision du monde ». Plus modeste, Dupontel reconnaît volontiers qu’il a tendance à « tourner en rond » dans sa « cage mentale », façon de dire qu’il sait bien à quoi est censé ressembler un film d’Albert Dupontel. Entre 1 h 22 et 1 h 28 de délire socio cintré, avec des damnés de la terre, des coups de pelles dans la tronche, des fils qui renient leurs pères, des mères qui renient leurs fils, de la défaite au kilo et un succès de plus en plus indiscutab­le – et pas seulement grâce à Catherine Frot ou Sandrine Kiberlain : plutôt parce que ce que l’on appelait une oeuvre il y a quelques lignes est aussi une forme de contrat, la poignée de main qui lie Dupontel à son public. Pas de tromperie sur la marchandis­e, pas de demi-mesure, pas de concession, pas de retraite, peu de limites. Au sein du cinéma hexagonal, Dupontel est une principaut­é. Avec ses habits, ses habitants, ses habitudes, ses habitués. En cinq longs métrages, il n’en avait jamais bougé. Mais les films sont comme les sens : c’est à partir du sixième que les choses se mettent à vriller. Savoir-faire français « Vu le roman original, je n’allais quand même pas faire des plans du point de vue d’un canari... » D’ordinaire, les points de vue du canari (du chat ou de la tortue), c’est sa spécialité. Mais voilà, le roman Au revoir làhaut de Pierre Lemaitre est effectivem­ent un autre type de bestiau. Un livre monstre, feuilleton­nesque, foisonnant, où se mêlent la (Grande) guerre, le bruit, la fureur, les grands capitaines d’industrie, la haute fonction publique, les monuments aux morts, les escrocs arrivistes, l’idée qu’un siècle (le XIXe) meurt dans les tranchées et qu’un autre (le XXe) y naît, à travers la figure d’Édouard Péricourt, grand héritier récalcitra­nt, incompris par son père, artiste plus ou moins raté et gueule cassée qui choisit de « disparaîtr­e » en changeant d’identité, aidé par un copain de régiment de bonne volonté. Publié en 2013, le livre est un phénomène d’édition instantané, un bouquin à la fois populaire et noble, qui remporte le Goncourt haut la main après un succès public et critique foudroyant. Un livre que non seulement tout le monde lit (même ceux qui ne lisent que rarement) mais que tout le monde aime. « Il se trouve que j’ai le même agent que Pierre Lemaitre et il me l’a fait passer avant publicatio­n, raconte Albert Dupontel. Il y avait ce parfum d’interdit, qui faisait encore monter le désir. Je l’ai trouvé fabuleux. En deux jours, j’avais tout dévoré. Mais j’étais encore sur 9 mois ferme, je n’y ai pas pensé en termes de “prochain film”. » Il faut dire que ce type de sujet (et le « genre » Première Guerre mondiale), c’est en théorie pour les poids lourds certifiés, pas pour les histrions furibards. Le Tavernier d’Une vie et rien d’autre, le Jeunet d’Un long dimanche

« JE ME SENS COUPABLE D’ÊTRE HEUREUX, DE FAIRE DES FILMS. ALORS JE COMPENSE EN FAISANT LE GUIGNOL. » ALBERT DUPONTEL

de fiançaille­s (avec un certain Albert Dupontel à bicyclette), les grands galions prestiges qui hissent haut le drapeau du savoir-faire français. Un film pareil c’est, au jugé, 20 millions d’euros de budget, des costumes pas possibles, de la direction artistique en veux-tu en voilà, la reconstitu­tion du Paris 1920, des scènes de guerre monumental­es, une violence à arracher les gueules, un frisson d’épopée. Très très loin de ce que Dupontel nomme lui-même son « petit regard tragicomiq­ue contempora­in », avec Yolande Moreau qui fait les poubelles. Errance intellectu­elle Le critique qui rencontre un cinéaste (surtout un cinéaste réputé caractérie­l et méfiant voire dédaigneux envers l’idée même de ce que représente la critique) marche sur des oeufs. Préfèrera-t-il entendre que son nouveau film s’inscrit dans la continuité de son oeuvre (le fantasme de l’auteur démiurge) ou au contraire qu’il l’emmène ailleurs (le fantasme de l’artisan touche-àtout) ? Dans le cas de Dupontel, la réponse est simple : il n’a envie d’entendre ni l’un ni l’autre. « Je m’en fous. S’il y avait ce genre de stratégies, tout serait beaucoup plus simple. Je n’ai aucune intention de me positionne­r sous le regard d’autrui. » Il ne veut pas l’entendre mais il consent à en parler, quand il se laisse aller à baisser la garde. Une bonne indication : il se met à tutoyer instinctiv­ement dès qu’il se sent en confiance mais repasse au vouvoiemen­t à chaque fois qu’une question le prend à rebrousse poil. « Écoutez, j’assume complèteme­nt être dans une vraie errance intellectu­elle. Je suis un mec

confus. Alors quand subitement un peu de lumière s’allume dans ma tête, j’en fais un film. On m’a souvent proposé des bouquins avec des gros budgets, mais j’ai toujours refusé pour rester dans 9 mois ferme ou dans

Bernie, des films dont l’économie-même m’autorise une liberté maximale sans avoir besoin de rentrer dans un schéma de rentabilit­é que je trouve irrationne­l. Mais là, l’envie était très forte. Et rapidement, on a senti un intérêt énorme – sur le livre et sur le fait que je m’y colle. Les feux sont passés au vert les uns après les autres, chez Gaumont, France 2, etc. Vert, vert, vert, jusqu’à ce que ma productric­e me dise : “Ben voilà, on ne peut plus dire non. Ils sont tous d’accord. Il va falloir le faire.” Catastroph­e ! » Ils sont donc tous d’accord pour que le César 2014 du meilleur scénario original (pour 9 mois ferme) se lance dans une parabole sur la guerre et ce qu’elle révèle des sociétés humaines, à travers ceux qui y perdent (la vie, l’espoir, l’intégrité physique) et ceux qui y gagnent (du pognon). Les salopards cyniques d’un côté, les pauvres victimes qui marchent ou crèvent (qui marchent et crèvent) de l’autre. Le genre de thème qui résonne forcément chez le cinéaste de Bernie et Enfermés

dehors. « Sinon je n’aurais pas pu le faire. D’habitude, je mets dix-huit mois en moyenne à écrire mes petits films, tellement je me prends la tête, pour finalement écrire toujours plus ou moins la même chose. Pour celui-là, j’ai rédigé la première version en trois semaines. Trois semaines ! Un pavé de 580 pages ! Quand Pierre

(Lemaitre) est arrivé, on devait commencer à se voir pour parler de l’adaptation, j’en étais déjà à la fin. »

Une simple question d’inspiratio­n ? « Oui. Je savais instinctiv­ement ce qu’il fallait faire, tout était d’une telle clarté... Et c’était libérateur, parce qu’il n’y avait pas le doute qui me bouffe souvent. Ce n’était pas comme avec mes propres films (sic). Au pire, je pouvais toujours accuser le livre. Dire : “C’est la faute à Pierre !” La responsabi­lité était un peu divisée. » Toutes premières fois Nous sommes dans un lieu étonnant au coeur du 17e arrondisse­ment, un local de la Ville de Paris avec escaliers en bois sur plusieurs étages que Dupontel et sa productric­e Catherine Bozorgan louent depuis trois ans et qui leur sert à la fois de lieu de préparatio­n, de studio (plusieurs scènes de 9 mois ferme et Au revoir là-haut y ont été tournées) et où ils avaient installé leur banc de montage pour les deux films. Dehors, une tempête de début juillet fait claquer les fenêtres. Sur le mur, à côté de quelques ordinateur­s éteints, un séquencier complet du film est encore affiché, seul résidu concret d’une postproduc­tion qui aura duré un an et qui vient à peine de s’achever, preuve qu’Au revoir là-haut n’est décidément pas un Dupontel comme les autres. Film d’époque (son premier), film de guerre (son premier), adaptation de roman (sa première), doté d’un budget de superprodu­ction (sa première), d’une durée de deux heures (une première), Au revoir là-haut tranche de tous les côtés. C’est surtout la première fois que Dupontel sort de sa zone de confort, ce territoire dans les marges dont il s’est fait roi, pour aller regarder le cinéma français mainstream dans le blanc des yeux.

Plus grand, plus haut, plus fort ? Ça, il le réfute (en nous vouvoyant) : « Vous laissez entendre qu’il y aurait une pression particuliè­re à se retrouver sous le phare des attentes de l’industrie. Mais c’est faux. Le film le plus dur que j’ai fait, c’est Enfermés dehors. Parce qu’on avait peu de sous et qu’on était trop gourmands. Il y avait une boursouflu­re, une pulsion d’images et de sons que je n’arrivais pas à refréner alors que je savais que je ne pouvais pas me la permettre. Là, c’était beaucoup plus simple. On adaptait un livre qui appelait objectivem­ent une certaine emphase dans la mise en scène. Et on avait les moyens nécessaire­s. Donc je me suis amusé comme un petit fou avec les drones, les caméras, c’était un régal, j’ai pu décliner en un film tout ce que j’aime faire au cinéma (…) Après, si certains y voient un bel exemple de ce qu’on peut faire en France, très bien, c’est vrai qu’on a un artisanat super chouette ! Si les gens disent : “Voilà du bon cinéma français”, ce n’est pas péjoratif. Pour moi le cinéma français, c’est Carné, Duvivier, Renoir, la grande époque des années 30, beaucoup plus que la Nouvelle Vague, ces gars qui parlent très bien de cinéma mais qui en font beaucoup moins bien, en tout cas d’une manière très pauvre techniquem­ent. » Vouvoiemen­t ou pas, il y a une grande ironie à voir une personnali­té à ce point en rupture devenir le temps d’un film le fer de lance d’une industrie qui n’a jamais semblé aussi verrouillé­e, recroquevi­llée sur une

définition de plus en plus restrictiv­e, consensuel­le et télévisuel­le du cinéma (comique de préférence). Au revoir

là-haut est le contraire de tout ça : un drame poignant (malgré de puissants éléments de farce et de grotesque), tout sauf restrictif, 100 % cinoche et volontiers déstabilis­ant. Un film qui se devait d’être plus ample, moins criard que ses précédents, presque mélodieux, ses aspects mélo et poétiques mis en exergue plutôt que cachés pudiquemen­t sous les potacherie­s d’entartreur. Au centre du jeu « Je devais moins me faire remarquer, oui. L’histoire n’en a pas besoin. Elle est assez bonne comme ça. Et puis avec l’âge, peut-être que je me méfie davantage de mes pseudos trouvaille­s géniales. Mais j’ai réalisé Au

revoir là-haut pour les mêmes raisons que les autres films. C’est encore un pamphlet contre le monde insupporta­ble qui nous entoure, sauf que Pierre (Lemaitre) a transposé son histoire il y a cent ans. Des Péricourt père (joué par Niels Arestrup), il y en a plein les multinatio­nales ; Pradelle (Laurent Lafitte), c’est le prédateur social basique ; des Maillard (Albert Dupontel), c’est moi, c’est toi, c’est les pauvres gars qui survivent de génération en génération. Et Édouard Péricourt

(Nahuel Pérez Biscayart), c’est les artistes martyrisés, hautement conscients, détruits par le système dominant. Bien sûr, sortir ou non de mes “petits films”, c’est une vraie question. Là, toutes les portes se sont ouvertes d’un coup. Ça aurait pu s’ouvrir plus tôt, mais je n’aurais pas été à l’aise. On m’a proposé Voyage au bout de la nuit, par exemple – et c’est magnifique. Mais il se passe quoi dans Voyage au bout de la nuit ? Alors que dans le livre de Pierre, il y a des rebondisse­ments sans arrêt et des personnage­s formidable­s. Ils me parlent, ces personnage­s. Je les vois, je les entends. » Voilà sans doute pourquoi Albert Dupontel montre une telle réticence à revendique­r son film comme un basculemen­t ou un palier décisif. Il ne peut assumer de devenir un autre (cinéaste) qu’à condition de rester le même (gars), avec les mêmes révoltes, les mêmes colères, les mêmes préoccupat­ions. Le temps d’un film, il veut bien sortir de la marge. Mais pas question de rentrer dans le rang pour autant. À l’échelle de sa carrière, ce film est un changement de monde mais le monde, lui, n’a pas changé de film. La « responsabi­lité divisée » évoquée par le réalisateu­r aura fait à la fois office de propulseur et de parachute. C’est grâce à elle qu’il saute et qu’il plane. Et grâce à elle qu’il sait qu’il ne se cassera pas la gueule, parce qu’il peut enfin se sentir « légitime » dans ce rôle à contre-emploi du « grand metteur en scène » au centre du jeu. À l’évidence, Au revoir là-haut a quelque chose de libérateur sur le plan des ambitions, de la technique, des outils, du nombre de jouets mis à sa dispositio­n, des giclées de violence et de mélodrame, tout ce qu’il appelle « la gourmandis­e » : « Dès le début, ça a été notre mot-clé. L’appétit d’images est flagrant, le sujet exige un certain lyrisme. Mais il n’y a eu ni calcul, ni décision de changer d’échelle. Simplement, c’était comme si des portes s’ouvraient sur de nouvelles pièces. On regardait à l’intérieur, on y pénétrait avec notre matériel, et on s’y trouvait bien. Tu vois ? » Libéré, dedans. La contreband­e en plein jour, le « grand cinéma populaire français » soit, mais envisagé à la Dupontel, de manière iconoclast­e, bouillonna­nte et dévastatri­ce. Au revoir là-haut, donc. Et bonjour chez vous.

« L’APPÉTIT D’IMAGES EST FLAGRANT, LE SUJET EXIGE UN CERTAIN LYRISME. MAIS IL N’Y A EU NI CALCUL, NI DÉCISION DE CHANGER D’ÉCHELLE. » ALBERT DUPONTEL

 ??  ?? Héloïse Balster, Nahuel Pérez Biscayart et Albert Dupontel.
Héloïse Balster, Nahuel Pérez Biscayart et Albert Dupontel.
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Albert Dupontel et Laurent Lafitte (au centre).
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