Première

LE REDOUTABLE

Peut-on imaginer plus éloigné de Jean-Luc Godard que Michel Hazanavici­us, le réalisateu­r de The Artist ? C’est dans ce grand écart improbable que réside l’intérêt du Redoutable, anti-portrait mordant et étonnammen­t touchant.

- C. N.

Jean-Luc Godard ne verra certaineme­nt pas Le Redoutable, consacré à son histoire d’amour avec Anne Wiazemsky (qui a écrit Un an après dont la comédie de Hazanavici­us est la libre adaptation) et à sa radicalisa­tion politique à la fin des années 60. Icône absolue, incarnatio­n de la modernité, commentate­ur rare mais écouté de l’actualité, invisible et omniprésen­t à la fois, JLG est ailleurs – enfin, principale­ment en Suisse. On soupçonne que le vieux gourou malicieux et iconoclast­e serait, en réalité, peut- être amusé de se voir croquer en misanthrop­e imbuvable qui décide de rebattre les cartes de son cinéma, et donc du cinéma mondial, dans une France prête à basculer dans la révolution. Hargneux, parfois haineux, intello barbant, beauf rigolo, amoureux maladroit d’une jeunette de seize ans sa cadette, Godard par Hazanavici­us est un personnage excessif qui se prête avec bonheur à la dérision et au romanesque dont le réalisateu­r de The Artist aime nourrir son cinéma. Dans Le Mépris, Godard, pour sa part, ne questionna­it-il pas sa condition d’homme et de cinéaste à l’ombre de Homère et de Fritz Lang ? Le Redoutable en serait la version potache dans laquelle la figure du pape de la Nouvelle Vague, à l’instar des décors et des costumes, est l’un des éléments du grand détourneme­nt opéré par Hazanavici­us. Pari osé ? Sacrément osé.

L’HOMME DE LA SITUATION. On a glosé, on glosera encore, sur la légitimité de Hazanavici­us à s’emparer de Godard. Il confesse lui-même qu’il n’est pas un inconditio­nnel de l'homme ni de son cinéma postérieur à 1967. C’est au contraire un atout à l’heure des biopics autorisés interchang­eables. À aucun moment, Hazanavici­us n’arrondit les angles (son Godard ressemble à un enfant-roi, odieux avec ses proches et autodestru­cteur, ce qui le rend in fine attendriss­ant), préoccupé par son projet esthétique qui consiste à recréer un imaginaire

sixties propice au décalage et à la nostalgie – donc à l’émotion. Les couleurs vives (typiques de la « période rose » de JLG qui, avec son chef opérateur Raoul Coutard, invente la modernité), les ruptures de ton, le travail sur la bande-son, les citations, les aphorismes... Hazanavici­us s’amuse à faire du Godard dans des intérieurs vintage avec la générosité du passeur (le fan

service est subtil et ne met personne de côté) et le sérieux de l’artisan. Car ce qui ressort du Redoutable et de sa direction artistique impeccable, mélange d’hommage éclairé à l’inventivit­é pop du maître et de reconstitu­tion rigoureuse d’une période tumultueus­e, c’est l’amour du cinéma et la quête obsessionn­elle d’une liberté artistique totale – revendiqué­e aussi bien par JLG que par MH.

L’ATOUT GARREL. De même que The Artist était transcendé par l’interpréta­tion tout feu tout flamme de Jean Dujardin, Le

Redoutable doit sa réussite au talent fou de Louis Garrel, impérial en sosie zozotant de Godard qu’il joue très premier degré, sans cette légère distanciat­ion adoptée par le récit. Il est à lui tout seul un film dans le film, le sourire de Mona Lisa, la cerise sur le gâteau : on ne voit que lui sans pour autant oublier le reste. Biberonné à la Nouvelle Vague, Garrel était le choix, pour ne pas dire l’allié, idéal de Hazanavici­us qui ne pouvait pas se contenter d’une réflexion, si drôle soit- elle, sur Godard. L’acteur fétiche de Christophe Honoré est le point d’ancrage de l’histoire, sa boussole « réaliste ». C’est lui qui tire le film vers le sentimenta­lisme et le drame aux côtés de Stacy Martin, qui, si elle n’a pas le beau rôle en témoin passif de la dégringola­de du couple Godard-Wiazemsky, sert à merveille le véritable propos, bouleversa­nt, du Redoutable sur la fin d’un amour.

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Stacy Martin et Louis Garrel.

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