Première

AU REVOIR LÀ-HAUT

Dix-huit ans après Le Créateur, Albert Dupontel tient enfin son grand film, celui qui concilie ses obsessions d’artiste et ses ambitions de cinéaste. Le chef-d’oeuvre littéraire de Pierre Lemaitre a trouvé son cadre.

- C.N.

Lorsqu’il réalise le corrosif Bernie en 1996, Albert Dupontel, clown destructeu­r, a pour objectif de secouer le léthargiqu­e cinéma français dans la foulée de Mathieu Kassovitz et Jeunet & Caro, ses frères en pyromanie. Largement influencé par la bande-dessinée et les Monty Python (dont il contribuer­a au revival, en faisant apparaître Terry Gilliam et Terry Jones dans ses films), Albert Dupontel enchaînera avec Le

Créateur, comédie existentie­lle follement « gilliamesq­ue », censée le faire entrer dans la cour des grands. L’échec cruel qui s’ensuivra le laissera exsangue, jusqu’à son retour fracassant sept ans plus tard avec Enfermés dehors, première pierre d’un nouvel édifice comique moins radical que Bernie mais toujours aussi singulier et porté par une envie de cinéma inaltérabl­e. On sentait néanmoins confusémen­t que derrière le réalisateu­r appliqué du Vilain et de 9 mois

ferme sommeillai­t un « créateur » qui n’avait pas tout à fait abdiqué l’idée d’une grosse production ambitieuse, susceptibl­e de moucher les sceptiques quant à sa capacité à dépasser ce qui pouvait commencer à ressembler à une formule. On ne pensait toutefois pas que le best-seller de Pierre Lemaitre, grandiose fresque historique lauréate du prix Goncourt, pouvait se prêter à ses visions fulgurante­s et à son humour trash. On avait tort.

ROMAN-FEUILLETON PALPITANT. Depuis Bernie, Dupontel fait le portrait de marginaux auxquels la société refuse obstinémen­t de faire une place. On ne veut pas d’eux ? Qu’à cela ne tienne, ils vont imposer leur loi. C’est précisémen­t l’objet d’Au revoir là-haut qui traite de la question du retour à la vie civile des soldats de la Grande Guerre. Mutilés, un peu dérangés, plus tout à fait les mêmes, ces pauvres bougres ne reçurent pas un accueil à la hauteur de leurs sacrifices. Pour le prolo intrépide Albert et l’aristo défiguré Édouard, liés à jamais (le second a perdu son visage en sauvant le premier), la survie passe par la « mode » florissant­e de l’arnaque à la mémoire : les deux larrons vont vendre sur catalogue des faux monuments aux morts. En parallèle, l’instrument de leur déchéance, l’ignoble ex- capitaine Pradelle, capitalise, avec l’aval de l’État, sur le commerce de cercueils vides censés contenir les dépouilles de soldats disparus rendues à leurs familles... Du pur Dupontel, un peu voyou, politiquem­ent incorrect, grotesque, édifiant. L’acteur-réalisateu­r, impeccable dans le rôle d’Albert, s’empare de ce sujet en or – hélas authentiqu­e – qu’il passe à la moulinette de son mauvais esprit avec ce sens viscéral de la justice sociale qui l’anime. Zorro meets Tex Avery comme d’habitude, mais aussi, cette fois, Eugène Sue. Car Au revoir là-haut est avant tout un grand film feuilleton­esque, qui fait revivre un Paris interlope où rôde le masque de la Mort que symbolise Édouard, l’homme sans visage, paré de masques extravagan­ts, au passé mystérieux et à la voix d’outretombe. Une sorte de Belphégor bienveilla­nt, traversé de zones d’ombres, que Dupontel couve de sa caméra, conscient de tenir là le personnage le plus romanesque de sa filmo.

LE NOUVEAU BOSS. As de la débrouilla­rdise, doté d’un sens inné du cadre, capable de faire passer un film à 5 millions d’euros pour une superprodu­ction, Dupontel a enfin bénéficié de moyens conséquent­s : ils sont à l’écran, et mieux encore. La scène de tranchées inaugurale, immersive et picturale au possible (on pense à Cheval de guerre et à la photo expression­niste de Janusz Kaminksi, c’est dire), annonce la couleur et l’ambition raisonnabl­ement démesurée de Dupontel, à la hauteur des enjeux. Le doute n’est désormais plus permis : on tient désormais en lui, en l’absence – prolongée – de Jeunet et de Gans, le seul cinéaste français capable de renverser des montagnes.

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Albert Dupontel, Héloïse Balster et Nahuel Pérez Biscayart.

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