LA FÊTE À HENRIETTE
Vertigineux film dans le film qui semble s’écrire au fur et à mesure, La Fête à Henriette, de Julien Duvivier, sort de son anonymat après un demi-siècle d’invisibilité dans une superbe version restaurée.
La Fête à Henriette est un film qui n’a jamais existé. Bide noir lors de sa sortie en salles, ayant toujours loupé le coche de la postérité, il avait eu droit à son inévitable édition VHS chez René Chateau avant de s’échanger sous le manteau et sur clé USB depuis l’avènement du haut-débit. Une destinée inexplicablement underground pour un film éminemment populaire, dont le concept pirandellien prend bien soin de ne jamais égarer personne en chemin. La bonne nouvelle, c’est que l’incroyable restauration HD dont il bénéficie le remet désormais à la disposition de tous, et permettra sans doute de célébrer le génie d’un film qui a tout d’un classique absolu du cinéma français, excepté le statut. La Fête
à Henriette est aussi un film qui n’existe pas. En tout cas pas encore. C’est ce que raconte son générique d’ouverture où des points d’interrogation et de suspension remplacent les habituels crédits prévus pour les noms et le titre. L’idée, complètement méta comme on dirait aujourd’hui, est celle d’un work in progress pétaradant où deux scénaristes qui viennent de se faire retoquer un script visiblement très rigolo (« le comité de censure n’a pas dû apprécier la scène entre l’archevêque et la petite fille »), se lancent dans l’écriture d’une petite histoire d’amour entre petites gens. Un projet sans risques si possible, qu’ils vont intituler
La Fête à Henriette parce que « ça sent bon le cornet de frites, l’acétylène et les chevaux de bois ». Un film qui va devenir le théâtre de leurs joutes orales hilarantes (l’un est un pessimiste à tendance proto-punk, l’autre est un centriste qui sait manier les mots d’auteur) juste avant de se faire phagocyter par « le film à l’intérieur du film » et ses irrésistibles élans mélodramatiques. Réalisé en 1952 par Julien Duvivier, La
Fête à Henriette est une sorte de défouloir créatif glissé dans la filmo du cinéaste entre les deux premiers Don Camillo – des films de commande facturés sur pièce et exécutés sans emphase, eux. Le film peut aussi se voir comme un commentaire d’une folle lucidité à propos d’une des oeuvres précédentes de son auteur, Sous le ciel de Paris, réalisé un an auparavant, on savait enquiller les projets d’envergure à l’époque. Film à sketches pré-lelouchien dans lequel le destin serait à la fois héros et sujet, oeuvre splendide mais inégale, Sous le ciel de Paris est complètement atone dans ses segments « optimistes » – écrits par René Lefèvre – mais impressionne toujours sur son versant « pessimiste » – imaginé par Duvivier, cinéaste par ailleurs célèbre pour son goût du lugubre et des fins désespérées. Coécrit cette fois avec Henri Janson, La Fête
à Henriette réimagine sur un mode burlesque ce mano a mano entre deux scribouillards portés par des visions radicalement différentes du monde, mais contraints de respecter leur deadline – on devait savoir enquiller les projets d’envergure à l’époque. Puisqu’on est ici dans le registre du spectacle populaire, c’est le scénariste dévoré par son surmoi d’auteur et son goût du tragique qui devient très vite le vecteur comique du film, offrant à Duvivier l’occasion d’un incroyable numéro d’autodérision sous cape. L’affrontement entre ces deux-là et la réflexion qu’il induit sur la bataille de tranchée propre au « geste créatif » n’est pourtant pas le coeur du film, simplement sa structure. Toute la beauté de La Fête à Henriette tient plutôt dans la manière dont Duvivier se libère petit à petit de son carcan conceptuel pour mieux
LE GÉNIE D'UN FILM QUI A TOUT D'UN CLASSIQUE ABSOLU DU CINÉMA FRANÇAIS.
se rapprocher de ses « autres » personnages. Les deux rigolos qui s’écharpent avec leurs stylos à la main laissent place à ceux qu’ils ont imaginés et à qui Duvivier donne vie.
LOVING NOT LOVING. Il y a donc Henriette (Dany Robin, toute en blondeur et taille de guêpe mimi), petite couturière flâneuse et amoureuse de Robert, jeune photographe qui, lui, ne s’arrête jamais de bosser (Michel Roux, qui avait déjà à l’époque la voix de Danny Wilde). Il y a surtout Paris et ce 14-Juillet, jour où l’on ne fête pas seulement la République mais aussi les Henriette – c’est moins évident de nos jours. C’est donc une romance étalée sur une journée, un peu comme dans un film de Richard Linklater, mais avec beaucoup plus d’accordéons, où les deux ne vont cesser de se perdre (parfois dans les bras d’autres) pour mieux se retrouver, sur fond de feux d’artifice. Pour en arriver là, à ce petit bisou chaste et réconfortant échangé devant le Sacré-Coeur, il va falloir noircir des pages, en jeter un bon paquet à la poubelle, et élaborer des destins sous forme d’hypothèses plausibles, de regrets éternels
et d’espoir au bout du chemin. Le coup de génie du film est de ne pas inscrire les différentes fausses pistes et ratures des scénaristes comme de simples effets de style mais comme autant d’éléments qui reflètent l’inconscient enfoui de leurs héros. La gentille Henriette pourrait bien avoir en elle la rage suffisante pour éclater à coups de marteau la tête de Maurice, voyou parigot que la foule a placé sur son chemin. D’ailleurs elle le fera. À moins que... Et ce Maurice d’ailleurs, incarné par un Michel Auclair showman comme rarement, est-il vraiment le genre de type à se servir d’une petite fille comme bouclier humain pour échapper à la police ? Ou serait-il plutôt ce gangster au coeur tendre qui pique des parures aux veilles bourgeoises pour les offrir discrètement à de jeunes couturières craquantes ? Il dit rêver beaucoup en tout cas, de rédemption comme d’abîmes. C’est un indice, indiscutablement. En se rendant aux policiers et après avoir dîné avec elle, il leur confiera : « Je crois qu’elle m’a pris pour un autre. Pour celui que j’aurais pu être. » Henriette auraitelle brièvement succombé à un personnage de fiction ? À chaque embranchement, du badinage sitcom au film noir, du barnum méta à la tragédie hardcore, Julien Duvivier fait feu de tout bois, cimente à coups de trouvailles formelles ahurissantes un magma qui explose dans tous les coins.
MISE EN ABYME. « Une petite histoire d’amour entre de petites gens » certes, mais racontée comme une course-poursuite effrénée où il s’agira d’échapper au poids du fatum, incarné par deux messieurs planqués derrière la machine à écrire. Un procédé qui fait penser avec soixante ans d’avance aux films de Jaco Van Dormael, les pas très bons ( Le Tout Nouveau
Testament, où le dieu Benoît Poelvoorde écrivait le destin des humains) comme les meilleurs ( Mr. Nobody, odyssée intime tout en arborescence et fausses pistes). Un procédé surtout très ludique et enivrant que
Sous le ciel de Paris avait choisi de traiter sur un mode peut-être trop péremptoire. On a le droit à l’erreur, si c’est pour mieux se corriger ensuite : La Fête à Henriette ne parle finalement que de ça. « Il arrive tou- jours un moment où les héros font leur destin sans avoir la politesse de consulter les auteurs » : c’est énoncé tel quel vers la toute fin du film, lorsque ceux qui sont en charge de l’histoire ne savent plus du tout comment la conclure. Alors ils se laissent aller, oublient les intentions, rangent leur ego, et regardent simplement leur histoire se dérouler. C’est le moment vertigineux où « le film dans le film » s’émancipe, échappe autant à ses auteurs « fictifs » qu’à Julien Duvivier et Janson. Une sorte de miracle, filmé tel quel, sur fond de feux d’artifice, de basilique du Sacré-Coeur et de baiser chaste. Alléluia. Un instant inouï qui célèbre le caractère fondamentalement magique de la fiction. Heureusement que ce film existe.