Première

ADOLESCENT­ES

Le cinéaste Sébastien Lifshitz a filmé pendant cinq ans le quotidien de deux adolescent­es pour restituer le mystère de cet âge décisif. Un formidable documentai­re.

- TB

Les premières images d’Adolescent­es montrent une succession de photos jaunies de deux enfants que l’on devine être les deux héroïnes de ce nouveau documentai­re de l’auteur des Invisibles. Anaïs et Emma prises comme tout un chacun dans le flux informe d’une mémoire familiale via un corpus de photos souvenirs. L’univers du film tout entier sera vu dans les reflets des yeux de ces deux-là, deux ados de Brive-laGaillard­e en Corrèze. Un univers en extension puisque le cinéaste les a suivies durant cinq années, les filmant depuis leurs 13 ans jusqu’à leur majorité. Cette expérience vivante et immersive serait presque impercepti­ble à l’oeil nu si des repères « dramatique­s » ne venaient renseigner cette idée du temps qui passe. Les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher ainsi que les tueries du Bataclan forment ainsi des balises spatio-temporelle­s et rappellent brutalemen­t que les vies d’Emma et Anaïs, comme détachées du réel commun par la caméra, s’inscrivent bien évidemment dans l’époque. Il y a aussi le rituel des examens, les accidents de la vie et puis le fil des saisons qui tend vers une fin d’été, à cette heure symbolique où il faudra dire au revoir à son insoucianc­e pour se frotter au monde. Mais avant ce crépuscule, il y aura eu un récit. Une lumière. Deux lumières.

ÉTAT DE DISPONIBIL­ITÉ ABSOLUE.

Anaïs et Emma. Deux copines aussi bien assorties que différente­s. La première, solaire, vient d’une famille populaire quand la seconde plus introverti­e et butée est issue d’un milieu bourgeois. Leur complicité n’est pas forcément interrogée, elle est évidente. Évidente et discrète comme la mise en scène qu’un lent processus de préparatio­n a rendu invisible. Les deux jeunes filles ne jouent pas et il ne reste à l’image qu’une vérité nue où le spectateur après coup s’interroge sur le miracle qui a permis cela. La caméra de Sébastien Lifshitz a, on s’en doute, dû éprouver en amont son dispositif (être là tout en se faisant discrète) pour obtenir un tel oubli de ses sujets. Cet abandon est « cet état de disponibil­ité absolue » qu’évoque à un moment donné la prof de français d’Emma et Anaïs à propos de la façon dont Gustave Flaubert s’est mis à la place d’Emma Bovary et comment il a réussi à tutoyer la mélancolie de son personnage pour faire oeuvre de son regard. Les bons documentai­res (mais ça marche aussi pour les fictions) sont ceux qui parviennen­t à s’approcher de ce point de rencontre où la vision de l’ensemble s’incarne tout entier dans le film lui-même. C’est une affaire de distance à trouver et l’oeil non démiurgiqu­e que le cinéaste pose sur ces modèles dit déjà quelque chose de ce partage équitable entre elles et lui. Les forces ne se neutralise­nt pas ni ne s’opposent, elles se touchent et produisent l’électricit­é nécessaire à la représenta­tion d’une intimité. Et parce que rien ne paraît forcé, une infinie douceur envahit le cadre. Dans Adolescent­es, tout s’esquisse et il faut parfois revenir plusieurs fois sur un même visage pour saisir l’indicible qu’il recèle.

EXACERBATI­ON DU SENSIBLE. Tout ce qui dessine l’adolescenc­e est là : les premières fois, les doutes, les choix, les peurs et bien sûr l’encombrant­e inquiétude de la sphère parentale... « Dès que tu t’en mêles, ça se passe mal ! » dit Emma à sa mère intrusive. Anaïs, au contraire, aimerait que ses parents empêtrés dans leurs problèmes personnels s’intéressen­t un peu plus à elle. Si l’adolescenc­e est ce moment où tout semble décisif, où le sensible s’exacerbe, où le charnel doit s’exprimer, où le devenir est sans cesse interrogé, les deux héroïnes, chacune avec leurs armes, résistent aux injonction­s de la vie. « C’est angoissant, le futur ! », lance l’une d’elle, fataliste, « on verra bien où la vie nous mènera... ». On laisse donc Anaïs et Emma à leurs interrogat­ions, avec cette certitude qu’à travers elles, on a un peu mieux compris le monde. ALLEZ Y SI VOUS AVEZ AIMÉ Ànosamours (1983), Boyhood (2014), LaFilleaub­racelet (2020)

Pays France • De Sébastien Lifshitz • Documentai­re • Durée 2 h 15

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