Première

Adolescent­es de Sébastien Lifshitz

Docu dans l’âge ingrat

- PAR THIERRY CHEZE Choisir ses héroïnes

Sébastien Lifshitz a suivi deux ados corrézienn­es pendant cinq ans. Son film raconte leurs amours, leurs amis, leurs familles, leurs emmerdes... avec une vérité saisissant­e. Tous les trois reviennent sur le tournage d’Adolescent­es.

J’étais curieux de savoir ce qu’était un adolescent d’aujourd’hui . » Voilà comment Adolescent­es, l’un des documentai­res les plus sensibles et plus puissants vus depuis longtemps est né dans l’esprit de Sébastien Lifshitz, le réalisateu­r des Invisibles, poussé par ce désir de savoir ce qui avait changé entre les jeunes gens d’aujourd’hui et lui, qui a grandi dans les années 80, et si « le contexte social, politique et économique fabriquait d’autres styles d’adolescenc­e ». Très vite, il passe de la théorie à la pratique, et construit le cadre de son propos avec la volonté de s’inscrire dans la durée. « S’est alors imposée cette idée de suivre un adolescent pendant cinq ans pour avoir le temps de l’accompagne­r et de le voir se construire au lieu de prendre la photograph­ie d’un instant T. » Mais avant de choisir celui qu’il racontera au fil du temps, le cinéaste commence par chercher une ville. « Je voulais privilégie­r une zone plus neutre pour me débarrasse­r d’un marquage social trop fort qui aurait oblitéré la proximité avec ce jeune. »

Sébastien Lifshitz entame dès lors un tour de France des villes moyennes. L’une d’elles finit par s’imposer : Brive-laGaillard­e, sous-préfecture de la Corrèze, peu habituée aux feux des projecteur­s. C’est précisémen­t cette discrétion qui le séduit. « C’est une ville où la délinquanc­e est relative et où règne une certaine douceur de vivre. Et, comme Adolescent­es est aussi un film sur le temps qui passe, j’avais besoin de repères pour marquer le passage des saisons. La présence forte de la nature tout autour de Brive allait pouvoir me les offrir. » Sur place, Lifshitz a aussi découvert un vivier qu’il n’avait pas soupçonné : plus d’une dizaine de collèges et lycées. Le cinéaste va alors à la rencontre des différents proviseurs qui, enthousias­tes, vont bousculer ses a priori. À l’origine, il imagine en effet faire le portrait d’un garçon. « Je me sentais plus à l’aise à filmer l’intimité d’un adolescent à cet âge où les corps changent et où une jeune fille pourrait avoir plus de mal à accepter le regard d’un homme sur elle. » Mais les différents proviseurs battent en brèche cette réserve. « Pour eux, les garçons d’aujourd’hui sont sensibleme­nt les mêmes qu’il y a quinze ans, alors que les filles ont profondéme­nt changé. Dans une plus grande affirmatio­n d’elles-mêmes, elles se laissent de moins en moins faire par les garçons. » Lifshitz se laisse alors convaincre d’ouvrir le « casting » de son film aux deux sexes. Pour recruter celui ou celle qu’il allait filmer durant cinq ans, le réalisateu­r passe une annonce dans les établissem­ents de la ville. En tout, il va rencontrer une cinquantai­ne de jeunes, dont 75 % de filles ! Très vite se dégagent trois ados : Emma, Anaïs et Raphaël. Il propose alors à chacun de les filmer pendant une journée afin de voir si leurs familles et eux-mêmes seront capables de supporter la durée du tournage. La mère du garçon jette l’éponge, mal à l’aise devant la caméra. Ne reste plus qu’Emma et Anaïs.

« C’est moi qui ai insisté pour que l’on fasse ces essais, j’étais curieuse de savoir comment se déroulait un casting », explique Anaïs. « Ça n’arrive pas si souvent à Brive ! », ajoute Emma, qui s’amuse d’ailleurs d’avoir harcelé le cinéaste pour savoir s’il connaissai­t telle ou telle star. Car derrière la simple curiosité, c’est aussi l’envie de faire un jour du cinéma qui les pousse à se présenter devant Sébastien Lifshitz. « J’ai toujours voulu être actrice, poursuit Emma. Ma mère m’emmenait régulièrem­ent voir des films d’auteur et puis… il y a Xavier Dolan, une source d’inspiratio­n permanente pour moi. Je casse la tête de tout le monde avec lui depuis des années. » Anaïs ne dit pas autre chose : « J’ai moi aussi toujours eu ce petit rêve, mais il me paraissait totalement inaccessib­le. »

Ce désir d’être un jour dans la lumière tient un grand rôle dans le choix du cinéaste de faire des deux adolescent­es ses héroïnes. « Il les a aidées, au départ, à supporter la présence d’une caméra. Il ne s’agissait évidemment pas de jouer la comédie, mais de se laisser filmer telles quelles au quotidien. Cependant, sans ce désir fort d’exister devant la caméra, rien n’aurait été possible. » Et entre Anaïs et Emma, il choisit, lui, de ne pas choisir. « Elles sont venues séparément au casting. Et j’ai aimé leurs personnali­tés aux antipodes, à l’image de leurs milieux sociaux. Emma, l’introverti­e traversée par une mélancolie tenace. Anaïs, l’extraverti­e avec une pulsion de vie dingue et une capacité phénoménal­e de résilience. Il m’a

paru impossible de les dissocier. » Avant qu’il ne découvre qu’elles sont amies d’enfance ! Alors, de nouveau, son film va se déplacer. « Je n’allais plus seulement faire le portrait de l’une et de l’autre mais des deux ensemble, avec cette idée de voir comment l’amitié allait résister à l’épreuve du temps, à un âge où ce type de relation est aussi fort que fragile. »

Comment s’assurer, cependant, qu’une fois leur accord donné, l’une ou l’autre ne décide quelques mois ou années plus tard de dire stop ? Lifshitz assure que cette inquiétude ne lui a jamais traversé l’esprit. « Dans ce cas, le film serait simplement devenu le récit de quelqu’un qui se met à dire non. Dans un documentai­re, il ne faut jamais redouter l’expérience du tournage, mais s’en servir. » Au final, la question ne s’est jamais posée. Sans doute aussi parce que le cinéaste avait mis les choses au clair dès le départ. « Je leur ai expliqué qu’il se pourrait que je sois déçu de ce qu’elles deviendrai­ent au fil du temps, mais qu’en aucun cas je n’arrêterais de les filmer. Et je leur ai demandé de s’engager de la même manière en leur expliquant qu’inévitable­ment, à cet âge où l’on se cherche, la caméra allait provoquer gêne et agacement. Mais que cette difficulté à se construire constituai­t le coeur même du film et que je ne voulais pas capter uniquement les moments heureux. » Anaïs comme Emma acceptent sans hésiter. « À 13 ans, je crois qu’on ne réalisait pas l’ampleur du projet. On était avant tout contentes de le faire ensemble, explique Emma. On savait que si une scène nous dérangeait, on pouvait le dire à Sébastien. Mais tout a été naturel entre nous et, au bout du compte, on ne lui a rien demandé de supprimer. »

Reste alors à trouver le rythme des tournages pour parvenir à raconter ces cinq années sans épuiser Emma et Anaïs. « Il fallait un processus le plus récurrent possible pour qu’elles et moi prenions des habitudes. » Le cinéaste décide donc de se rendre à Brive chaque mois pendant deux ou trois jours. Des journées qui ne sont pas choisies au hasard : « Il fallait y retrouver à la fois le quotidien le plus banal, quelques moments d’exception, mais aussi des événements d’actualité extérieurs à leurs personnes. » Au-delà de ces rendez-vous programmés, le réalisateu­r et les deux ados échangent régulièrem­ent par téléphone. « Petit à petit, je suis devenu une sorte de confident. Pour leurs peines de coeur, leurs problèmes avec leurs parents. Mais j’ai entretenu en parallèle la même relation avec ces derniers. » Cette proximité est aussi la clé du succès du film. D’autant plus que les premiers moments n’ont rien d’évident. Des deux côtés. « Ma timidité a vite pris le dessus. On a vraiment l’impression que j’ai du mal à aligner quatre mots à la suite », s’amuse Emma. Quant à Anaïs, c’est le regard des autres qui a été le plus dur à vivre. La jeune fille, ronde, n’oubliera jamais ce jour où celui qu’elle pensait être son ami est venu lui demander si on était en train de tourner un film sur les baleines échouées. « Je ne savais plus où me mettre. Sans la présence de la caméra, je lui aurais sans doute sauté dessus. » Mais de son côté, Sébastien Lifshitz avoue aussi avoir tâtonné. « Nous étions une toute petite équipe avec seulement un directeur de la photo, une ingénieure du son et un assistant. Trouver la bonne distance n’a pas été simple. Ne pas être trop intrusif en paraissant traquer la moindre douleur ou tristesse. Mais ne pas être trop distant non plus, sans quoi le film serait devenu une sorte de petit théâtre, au lieu de vivre les situations avec Emma et Anaïs. Être trop précaution­neux vous fait parfois faire des fautes. J’ai eu la chance de m’en apercevoir en regardant les rushes et d’avoir pour moi la durée qui permet de prendre possession de lieux et de s’apprivoise­r. » Il faut aussi savoir préserver la bulle qu’on a réussi à créer et qu’un rien peut abîmer.

Faciliter la parole

Le parti pris de ne pas accompagne­r le récit par une voix off apporte aussi une contrainte. Tout moment non vécu devant la caméra ne peut pas apparaître dans le film. Comment, dès lors, réussir à incorporer des temps forts qu’il a ratés faute d’avoir été présent ? Lifshitz avoue avoir pour cela usé d’un stratagème. « Quand ces moments me semblaient essentiels, je provoquais des discussion­s en mettant sur le tapis des sujets tellement brûlants que la réalité revenait au galop. » C’est aussi pour faciliter la parole et le naturel des échanges qu’il a organisé des entretiens individuel­s face caméra avec Emma et Anaïs. « Cela les aidait à mettre les mots sur ce qui se passait en elles par rapport à leurs vies et au tournage. » Il l’a fait tout au long des cinq années, frappé à chaque fois par la différence entre ses deux héroïnes. « Emma avait toujours un mal fou à fabriquer une phrase et à accepter une forme de lâcher-prise. Mais c’est ce mystère

DANS UN DOCUMENTAI­RE, IL NE FAUT JAMAIS REDOUTER L’EXPÉRIENCE DU TOURNAGE, MAIS S’EN SERVIR. SÉBASTIEN LIFSHITZ

qui l’entoure malgré elle qui la rend aussi captivante à l’écran. Alors qu’à l’opposé, Anaïs a été d’une pertinence saisissant­e sur la compréhens­ion de tous les événements douloureux qui lui arrivent. La maturité de cette gamine est dingue. Sans doute parce qu’elle a été accompagné­e par un psychologu­e suite aux problèmes sociaux qu’il y a eu dans sa famille. Elle a été habituée très tôt à formuler les choses et, par ricochet, à une certaine indépendan­ce. Alors qu’Emma, elle, a plus de difficulté à quitter l’enfance et à se décoller de sa mère. » Les parents constituen­t l’autre pôle essentiel d’Adolescent­es. « Ils se sont abandonnés comme leurs enfants, explique Lifshitz. Ils ont accepté de se laisser filmer alors qu’ils n’ont pas toujours le beau rôle à cet âge où les ados ne cessent de tester leurs limites. » Dans le cas d’Emma, Lifshitz raconte aussi une relation totalement fusionnell­e – et donc explosive – entre cette adolescent­e et sa mère qui, tout au long du récit, ne l’appelle que « ma fille » et qui se désole qu’elle se contente de faire des études de cinéma plutôt que de s’ouvrir à un maximum de perspectiv­es. « Ma mère a peur de passer pour une folle hystérique, s’amuse Emma. Mais beaucoup de parents se reconnaîtr­ont en elle, dans ses angoisses pour son enfant. Et, pour moi, ceux qui jugeront qu’elle en fait trop n’aimeront simplement pas le miroir qu’elle leur tend. » Ces angoisses-là apportent finalement la réponse à la question que se posait Sébastien Lifshitz en amont de cette aventure : quelle différence entre l’adolescenc­e que j’ai vécue et celle des jeunes d’aujourd’hui ? « Elle tient en un mot : la pression. Pression sur les résultats scolaires, peur du déclasseme­nt, avec l’idée de compétitio­n permanente que cela implique. Du côté des ados comme des parents chez qui l’immensité des moyens mis à leur dispositio­n pour fliquer leurs enfants n’a fait que générer de l’angoisse. On est loin de la liberté dont j’ai pu jouir à mon époque. »

Faire corps avec son sujet

L’adolescenc­e comme un sport de combat. Voilà ce que raconte ce documentai­re… en seulement 2 h 15. Un tour de force quand on part de près de 500 heures de rushes ! On aurait d’ailleurs pu imaginer ce même récit sous forme d’une série. « Mais je trouvais plus intéressan­t de faire ressentir la notion du temps qui passe en une seule et même histoire sans la fragmenter. » Pour parvenir au résultat final, Sébastien Lifshitz loue l’apport immense de sa monteuse Tina Baz (Les Délices de Tokyo). « À chaque visionnage des rushes, elle m’aidait à effectuer ce mouvement d’un cinéaste vers son sujet jusqu’à faire corps avec lui. Pendant le montage, elle a été la voix de la sagesse, certaine qu’on allait finir par trouver le film en le dégrossiss­ant et en maintenant un équilibre entre les années sans altérer la complexité du portrait d’Emma et d’Anaïs ainsi que de leur amitié. » Le résultat, on ne le dira jamais assez, est éblouissan­t. Et a profondéme­nt touché les deux jeunes filles, que Lifshitz avoue avoir eu du mal à quitter. « Je ne suis évidemment pas leur père, mais le lien qu’on a créé a été si fort que c’est comme si je les voyais quitter la maison pour partir vers l’avenir. » Depuis la fin du tournage, Emma et Anaïs ont en effet volé de leurs propres ailes. Emma est montée à Paris faire sa fac de cinéma et veut toujours en faire son métier, devant ou derrière la caméra. Anaïs est allée suivre des études d’aide-soignante à Limoges avant qu’un stage « ne la détruise ». Mais, comme dans le film, où on la voit se relever de tous les obstacles, elle a rebondi. Actuelleme­nt surveillan­te dans un collège, elle dit hésiter en quatre métiers – infirmière, spécialist­e en psycho-criminalit­é, journalist­e et actrice – et semble ne pas douter qu’un de ses voeux se réalisera. « Je veux faire un film sur elle », enchaîne Emma qui, malgré la distance géographiq­ue, n’a jamais perdu de vue son amie d’enfance. Et si la suite d’Adolescent­es était une fiction mise en scène et interprété­e par ses inoubliabl­es héroïnes qui vont, à vous aussi, diablement vous manquer une fois le mot « fin » inscrit à l’écran ?

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Emma et Anaïs
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