Les Dents de la mer
45 ans et toutes ses dents
Régulièrement cité dans les médias depuis l’apparition de l’épidémie de Covid-19, bousculé en fin de confinement par la vieille garde du Masque et la Plume, restauré en 4K au tout début de l’été pour fêter ses 45 ans : Les Dents de la mer n’a cessé d’occuper nos esprits et les conversations depuis que nous sommes brutalement rentrés dans le nouveau monde.
Voilà des décennies qu’on raconte partout – enfin surtout sur les affiches et les bandes-annonces de ses films – que Steven Spielberg est un cinéaste « visionnaire ». Ça nous a toujours paru un peu étrange. Entendons-nous bien, d’un point de vue industriel, c’est un visionnaire, c’est sûr. Aux côtés de son copain George Lucas, il aura anticipé à peu près toutes les tendances les plus lucratives de l’industrie, et son génie du marketing n’est plus à prouver. D’un point de vue technologique, ça commence à devenir un peu plus discutable : Spielberg est bien moins pionnier qu’un Zemeckis ou qu’un Cameron par exemple, il n’est en tout cas pas du genre à essuyer les plâtres. Du point de vue de l’ambition ciné en revanche, c’est aberrant. Si le wonderboy a eu des « visions », il ne s’est jamais vraiment revendiqué comme un cinéaste visionnaire, c’est-à-dire un artiste qui pressent l’avenir – à part au moment d’A. I. et de Minority Report, deux films placés respectivement sous le patronage de Stanley Kubrick et de Philip K. Dick, qui furent, eux, deux vrais prophètes.
Si on lui a collé cette étiquette-là, c’est probablement parce que Spielberg a quand même filmé beaucoup d’invasions extraterrestres. Pour le reste, on constatera qu’il s’est plus souvent baladé dans les arcanes du passé (la moitié de sa filmo, à vue de nez) que dans les rues de mégalopoles futuristes. Reste un exploit néanmoins : nombreux sont ses films plus pertinents aujourd’hui qu’au moment de leur sortie. Mais c’est une qualité qui est surtout l’apanage des gens qui ont du talent, et pas spécialement des « visionnaires ». Et peut-être que si Les Dents de la mer ressemble à ce point à notre époque, c’est parce que notre époque ressemble encore à celle des Dents de la mer. Le génie de Spielberg a toujours été là : il sait raconter son temps. Ce n’est pas de sa faute si le temps change si peu.
Cauchemar Covid
Le 28 mars dernier, en plein cauchemar Covid, le toujours « très à-propos » Jordan Peele publiait sur son compte Twitter une photo du maire des Dents de la mer, politicien sans scrupule envoyant ses administrés
se faire croquer par un requin pour s’éviter une crise économique. Il l’agrémentait d’une citation récente de Donald Trump (« Les églises seront ouvertes pour Pâques ») et établissait ainsi un parallèle amusant entre le film de Spielberg et la crise que traversait son pays. Au même moment, resurgissait dans la presse anglaise une citation tétanisante de Boris Johnson datant de 2007 : « Le maire des Dents de la mer est un modèle politique pour moi. OK, dans le contexte du film, les événements lui donnent tort, mais cette idée de ne pas fermer les plages alors que le requin rôde est géniale. Nous aurions besoin de plus de politiciens comme lui ! » Lorsque l’épidémie de Covid-19 a fait son apparition au Royaume-Uni, Johnson a commencé d’ailleurs à agir comme le maire d’Amity, avant de se faire croquer par la bête et de se raviser illico. En France, on nous a également incités à sortir de chez nous, en allant par exemple au théâtre ou au cinéma, alors que l’épidémie se propageait silencieusement. Partout dans le monde, il y avait les mêmes invitations à la baignade proférées par des maires d’Amity plus ou moins jusqu’au-boutistes et plus ou moins conscients de la gravité de la situation. Et partout dans le monde, des gens finissaient comme le petit Alex Kintner, emporté par l’excès de confiance (en soi et dans les autorités). Cette friction entre nature capricieuse, décisions politiques et drame humain était au coeur des Dents de la mer. C’était le coup de génie spielbergien : le meilleur point de départ pour un film catastrophe à l’ère du capitalisme sauvage.
Un peu plus tard, alors que toute l’Europe de l’Ouest était confinée à double tour, les images hallucinantes de plages bondées en Floride, entourées d’une menace vorace et invisible, évoquaient à nouveau le film de
Spielberg et les problématiques qui y étaient déployées quasiment un demi-siècle plus tôt. Fallait-il observer cette crise comme le symbole d’une nature épuisée par l’humanité et ses excès ? Allions-nous vraiment sacrifier la vie de quelques pauvres baigneurs pour ne pas mettre au chômage des milliers de citoyens ? Et surtout, de quelle manière se comporter face au « jamais-vu » ? Les grandes questions qui agitaient le film devenaient subitement notre pain quotidien, on les ressassait du soir au matin.
« Vous saviez que c’était dangereux, mais vous avez laissé faire. Vous saviez tout, et désormais mon fils est mort » disait Mrs. Kintner, maman éplorée au commissaire Brody après l’avoir giflé, dans une scène inoubliable. Lorsqu’à la mi-avril, son interprète, Lee Fierro, décédait des suites du coronavirus, le Los Angeles Times publiait : « Plus que jamais, nous sommes tous des Mrs. Kintner aujourd’hui. » C’était un peu vrai, et c’était désolant. Plus on s’enfonçait dans la crise, plus ces parallèles devenaient tentants, même lorsqu’on les établissait très localement. On notait par exemple que du côté de Marseille était « apparu » un sexagénaire grande gueule et bourlingueur qui s’enorgueillissait un peu trop vite d’avoir vaincu le virus. Il ressemblait subitement à un double PACA de ce bon vieux Quint, le chasseur de requin du film, vieil homme persuadé qu’il pouvait éradiquer à lui seul la grosse bestiole avec son harpon et son couteau. Devenaiton complètement maboule à force de ne pas sortir de chez nous ? Cela signifiait-il que Didier Raoult allait finir comme le personnage de Robert Shaw, dévoré (symboliquement, bien sûr) à la fois par le Leviathan et son trop-plein de confiance ? Tout aussi troublant : au début de l’été, on découvrait l’existence du jeune Yonathan Freund, médecin urgentiste et bobo amateur d’art ne croyant pas à une deuxième vague. Le garçon, fascinant, se retrouvait subitement starifié par Twitter et les médias. Son look soigné, sa rigueur toute scientifique en même temps que sa petite arrogance de
LE MAIRE DES DENTS DE LA MER EST UN MODÈLE POLITIQUE POUR MOI. BORIS JOHNSON, 2007
« sachant », renvoyait immédiatement à Matt Hooper, l’océanographe hipster et sarcastique incarné dans le film par Richard Dreyfuss. Le jeu de miroirs semblait infini… Mais qui pourrait être notre chef Brody ? Quel garant de l’autorité allait soudainement se révéler dans l’adversité et sauverait notre peau ? À plusieurs reprises, on a cru lui mettre le grappin dessus (en entendant parler du Dr Fauci, immunologue américain, expert en maladies infectieuses du gouvernement US et ennemi intime de Trump, ou de Christian Drosten, le virologue allemand, qui a raison sur tout avant tout le monde ?), mais non, loupé, on l’attend encore, lui.
Planète Amity
C’est au plus fort de cette folie, en ayant l’impression que la planète s’était soudainement transformée en Amity et que nous vivions tous dans Les Dents de la mer depuis la mi-mars, que l’on est tombé sur un épisode du Masque et la Plume – parce qu’il fallait bien occuper ses dimanches soir. Depuis le confinement, l’émission de France Inter, privée comme tout le monde de chair fraîche au rayon culture, s’était réformée pour évoquer les sorties VOD du moment et l’actu du cinéma de patrimoine. C’était devenu l’endroit idéal pour savoir si Michel Ciment appréciait Citizen Kane ou la filmographie de Stanley Kubrick (on grossit le trait, mais à peine). Au programme d’une émission printanière, on retrouvait le film de Spielberg dont on allait bientôt fêter les 45 ans grâce à une superbe édition UHD. Si l’indéboulonnable Ciment reconnaissait de son côté qu’il avait pu prendre le film d’un peu trop haut au moment de sa sortie, et se mettait vite à établir un parallèle entre le point de départ du film et la crise du coronavirus, un (ex) journaliste de Télérama nous expliquait de son côté que « toute la première partie du film est involontairement drôle », que « la musique ne tient plus du tout, elle est grotesque » et aussi que « les “avalages” de requin (sic) sont tordants ». Vous aussi ça vous fait rigoler ? Le meilleur arrivait ensuite : « En revanche, la deuxième partie du film où les trois héros partent en bateau à la recherche du requin blanc est très bien (…), il n’y a pas de femmes, parce que Spielberg ne sait pas les peindre (…), mais c’est quand même très bien, très efficace, (parce qu’à ce moment-là) Spielberg ne pense pas. Quand il fait La Liste de Schindler ou ce film sur les Jeux olympiques, là, [ Munich], il pense et c’est pas bien. Dans la deuxième partie des
LES DENTS DE LA MER EST DEVENU UN GRAND THRILLER POLITIQUE, PROPHÉTIQUE.
Dents de la mer, Spielberg ne pense pas et donc c’est très, très réussi. » Cette petite logorrhée est une archive précieuse, en même temps qu’une formidable capsule temporelle. Elle a été déposée à nos pieds alors que le grand retournement de veste de la critique française à propos du réalisateur d’E. T. a déjà eu lieu il y a une vingtaine d’années, et qu’on a presque toujours cru vivre dans un monde où il était considéré comme un génie. Cette bande audio est venue nous rappeler que… pas du tout. Ça aussi c’est une forme de talent, sachons le reconnaître. Surtout lorsque le même monsieur affirmait quelques minutes plus tôt, à propos des Parapluies de Cherbourg, cette fois : « Les gens reprochent à ce film les mêmes choses qu’au moment de sa sortie : c’est la preuve que c’est génial. »
Date anniversaire
Le 20 juin, la célébration fut totale. Les Dents de la mer fêtait ce jour-là ses 45 ans et la nouvelle édition 4K qui accompagnait cet anniversaire était une splendeur, une vraie. Le nouveau master rendait enfin justice au travail accompli par le grand chef op Bill Butler. Tous les plans du film tournés en basse luminosité profitaient de ce grand nettoyage. Et ça ne s’appliquait pas à du menu fretin : c’était carrément toute la scène d’intro, et son crépuscule virtuose, ainsi que toutes les séquences tournées sous l’eau, qui retrouvaient un look d’enfer.
Petite victoire dans un monde en lambeau : les plans aquatiques des Dents de la mer étaient enfin lisibles sur nos télés ! Ça donnait presque envie de faire la fête sans aucun respect des règles de distanciation. C’est précisément ce que faisait, mais pour d’autres raisons, la population américaine : partout dans le pays, le nombre de cas liés à l’épidémie de Covid-19 explosait. Au moment où le pays était privé de blockbusters estivaux pour la première fois depuis l’invention du genre par (tiens, donc) Les Dents de la mer, elle se rejouait en boucle la catastrophe spielbergienne, quelque part entre inconscience, suicide collectif et obsession pour le grand spectacle. C’était, en tout cas, ce que notait, début juillet, un éditorialiste du New York Times, profondément résigné : « La population de ce pays ressemble à celle d’Amity : profondément divisée entre ceux qui se jettent imprudemment à l’eau et ceux qui restent loin du bord de mer, contemplant le spectacle avec horreur… » On aurait bien voulu savoir ce que Steven Spielberg, silencieux à ce sujet et en pleine postproduction de son West Side Story, pensait de ce parallèle terrifiant, qui ne s’appliquait pas qu’à son pays, mais carrément au monde entier. Lui, le cinéaste du foyer par excellence, du resserrement vers l’intime, était devenu brusquement celui qui avait anticipé le devenir de la planète, de l’humanité tout entière. Ça changeait forcément le regard qu’on pouvait porter sur ses Dents de la mer. Est-ce qu’on pourra un jour revoir son film sans penser à la crise du coronavirus ? Probablement que non, et probablement que la substance même de cette oeuvre s’en trouvera modifiée à jamais. Du haut de ses 45 balais, le grand huit aquatique qui faisait hurler les teenagers est rentré dans l’âge de raison. Il est devenu un grand thriller politique, parano, pessimiste, prophétique. Plus contemporain, plus vivace et plus puissant que ceux que les cinéastes « adultes » du Nouvel Hollywood usinaient à l’époque. Et ça, il aurait fallu être sacrément visionnaire pour le deviner.