Benoît Delépine et Gustave Kervern
Prise d’high-tech
Primés à Berlin et présidents du jury du festival d’Angoulême, les deux piliers de Groland racontent les travers du numérique-roi dans Effacer l’historique, avec leur folie poétique habituelle.
Groland existe depuis vingt-sept ans. Aaltra, leur premier long métrage, fête son seizième anniversaire. Depuis toutes ces années, Benoît Delépine et Gustave Kervern racontent notre pays en mettant sous les feux des projecteurs des antihéros, des femmes et des hommes laissés au bord du chemin de la mondialisation et du libéralisme triomphant. Du cinéma social, oui, mais dynamité par une folie douce et poétique qui fait leur originalité. Effacer l’historique, couronné au festival de Berlin (Ours d’argent du 70e anniversaire), s’inscrit naturellement dans leur filmographie en scrutant les dommages collatéraux de la révolution numérique, source de fracture grandissante entre ceux qui la maîtrisent et ceux qui la subissent. Prévu en avril, repoussé un temps en décembre, le film déboule finalement dans nos salles fin août, pile au moment où le duo préside le jury du festival du Film francophone d’Angoulême. Nous les avons rencontrés début juillet pour évoquer le film, leur cinéma, et leur rapport avec cette France dite d’en bas.
PREMIÈRE: Depuis votre premier film, Aaltra, votre cinéma s’évertue à mettre en lumière des antihéros. Est-ce au fond la raison qui vous pousse à faire des films ?
BENOÎT DELÉPINE :
Dans leurs séries, les Américains vont très souvent chercher des gens dans l’hypermarge pour en faire les héros d’un contenu mainstream. Alors que nous, c’est l’inverse ! Avec nos films, on parle de la majorité des Français. Sauf que cette majorité-là, on ne la voit quasiment jamais dans le cinéma hexagonal.
Vous vivez du coup chacun de vos films comme un geste politique ?
BD :
Le simple fait de choisir de parler de cette majorité invisible peut en effet être
vu ainsi. Il existe en tout cas à chaque fois une complicité avec nos personnages. Ni Gustave ni moi n’habitons un lotissement comme les héros d’Effacer l’historique. Mais on les connaît bien, notamment grâce à Groland.
GUSTAVE KERVERN:
Aller régulièrement sur le terrain et échanger avec ces hommes et ces femmes permet de chasser un bon nombre d’idées reçues qu’on peut avoir, comme tout le monde. Voilà pourquoi, dans tout le processus de fabrication d’un film, les repérages constituent sans doute mon étape préférée. Tu sonnes aux portes, les gens t’ouvrent et te font partager chaleureusement leur quotidien. Ça te permet de préciser ton scénario, de le rendre plus juste et plus vivant.
BD: Et puis on se retrouve face à des situations qu’on n’aurait pas pu inventer ! Pendant les repérages d’Effacer l’historique, on a été chez quelqu’un dont l’appartement était rempli d’armes de collection. Nous, on a fait comme si c’était normal, on a discuté avec le mec, bu un coup… Et il a accepté qu’on tourne chez lui. Sauf que ce même jour, le maire de la ville a choisi de venir nous dire bonjour ! On a donc discuté, entourés de flingues, avec notre hôte qui suait à grosses gouttes et nous qui expliquions tant bien que mal au maire qu’il ne s’agissait que d’accessoires pour le film ! (Rires.)
GK : Rien n’est ni tout blanc, ni tout noir. C’est ce qu’on essaie de raconter à travers nos films.
Et pour cela, tout est question de regard. Comment trouver la bonne hauteur pour parler de ceux que vous voyez comme les oubliés du cinéma français, sans tomber dans la condescendance ?
BD:
Certains cinéastes bâtissent des cathédrales avec des pierres d’autobiographies. Disons que nous, on construit des cabanes avec des planches d’autobiographies ! (Rires.) On s’inspire de notre vécu, mais en faisant bien gaffe de ne pas verser dans l’écueil commun à de nombreux artistes : rester bloqué à l’époque de sa jeunesse.
GK: On se souvient de rien de toute façon. C’est l’alcool ! (Rires.)
BD : Heureusement qu’il y avait l’alcool ! (Rires.) En tout cas, on essaie de régénérer notre façon de voir pour creuser le même sillon, mais avec un regard qui évolue. Cette évolution, on la doit aux rencontres dont on parlait. Elles impactent le regard qu’on pose sur nos personnages. Pour résumer, on pourrait dire que c’est le regard de cinéastes qui sont au milieu d’eux, au milieu de leurs contradictions, pas celui d’observateurs distants et omniscients.
C’est donc d’eux qu’est venue l’idée de traiter des dommages collatéraux de «l’ultra-numérique» dans Effacer
?
l’historique
BD: Non, là, tout est vraiment parti de nos propres problèmes d’inadaptation au numérique. Essayez de faire une interview via l’application Zoom avec moi et on y est encore dans dix ans ! (Rires.)
GK : Ça peut paraître étrange à ceux qui sont très à l’aise avec le numérique, mais Benoît et moi avons vraiment frôlé le burnout en nous découvrant à ce point dépassés par des choses concrètes et en apparence aussi simples, comme de devoir comparer des mutuelles pour essayer de faire des économies. On s’est retrouvés broyés par l’engrenage du quotidien.
BD : C’est se trouver aussi désemparé qui nous a donné envie d’en rire. Dans nos films, il y a toujours une forme de vengeance. Là, on se venge de ce qu’on a dû supporter.
GK : On a donc commencé à lister tout ce à quoi on a été confrontés. Et la liste était longue ! Surtout qu’au départ, Effacer l’historique ne devait reposer que sur un seul personnage. À l’époque, le film s’appelait d’ailleurs Le Dodo, du nom d’un gros pigeon de l’île Maurice. Car notre personnage était vraiment le pigeon absolu ! Et c’est le nombre de situations que nous avions en tête qui nous a poussés à développer trois personnages. On a voulu jouer sur l’accumulation pour justement décrire cet étouffement.
En parlant d’écriture, on a l’impression que vos scénarios et vos personnages sont de plus en plus travaillés. Est-ce le cas ?
GK :
En effet, on peaufine nos scénarios bien plus qu’au début de notre carrière. Tout en revendiquant pleinement la spontanéité et le côté art brut de notre premier long métrage. Mais au fil des ans, comme
Benoît habite Angoulême et moi Paris, on fait moins les cons ensemble, donc on bosse plus ! (Rires.)
BD : Pour autant, on n’est jamais partis de rien ! Il y a à chaque fois au moins une base de vingt pages avec la colonne vertébrale du récit. Y compris pour Avida dont le personnage central était muet ou pour Near Death Experience où l’on a pu faire tout ce qu’on voulait puisqu’on était producteurs. Effacer l’historique se situe aux antipodes et s’est vraiment nourri de nos échanges avec notre productrice, Sylvie Pialat, qui sait pointer les choses qui ne fonctionnent pas, à l’écriture comme au montage.
La répartition du travail d’écriture entre vous deux a beaucoup évolué au fil des films ?
BD:
Non, et pour une raison assez basique : il n’y a pas de règles. Aucune écriture d’un film n’a ressemblé à une autre. Effacer l’historique en est le symbole : une fois notre première version terminée, on a été rattrapés par la réalité. Notre héros était un gilet jaune avant l’heure. Et quand ce mouvement a commencé à se développer, le scénario ne fonctionnait plus, car on semblait copier une actualité qu’on avait pourtant pressentie. Ce qui n’était pas non plus un exploit !
On pouvait se douter que le type à qui on a accordé un prêt pour s’acheter une maison loin de la ville et une bagnole diesel allait se révolter quand le prix du diesel flamberait.
Vous craigniez de passer pour des suiveurs ?
BD :
Exactement. Le film nous aurait échappé car sa lecture aurait été biaisée.
On a donc changé notre fusil d’épaule pour en faire un film post-gilets jaunes où nos trois personnages se rencontrent justement sur un rond-point, alors qu’ils habitent à deux pas les uns des autres. Comme une problématique de la solitude qui règne dans ces lotissements. On n’a jamais écrit autant de versions de scénario que pour Effacer l’historique.
GK : Mais on l’a fait comme toujours : à 50/50 dans l’écriture de la structure, des personnages et des dialogues. On touche à tout tous les deux. On commence par essayer de trouver une trame et une chute, une influence de notre culture du sketch. Puis on écrit chacun de notre côté et on échange. Et généralement, quand on met en commun ce qu’on a écrit séparément, ça se marie immédiatement. Mais s’il y a bien une chose dont on se moque, c’est la psychologie des personnages. (Rires.)
BD : On laisse nos acteurs se débrouiller avec ça ! (Rires.)
À quel moment pensez-vous justement à vos interprètes ? Dès l’écriture ? BD :
Vous savez, il n’y a pas tellement de gens hors norme…
GK: Il existe beaucoup de très bons comédiens, mais nous, il nous faut un truc en plus, différent, assez rare en effet.
BD: Des natures, pour résumer. Ça pourra paraître étrange à certains d’avoir choisi Denis Podalydès, acteur de la ComédieFrançaise qui ne semble pas de prime abord correspondre à cette définition. Sauf que les films qu’il a faits avec son frère Bruno sont pile dans ce qu’on aime et dans notre univers. C’est le premier comédien qu’on est allé voir, d’ailleurs, et il nous a dit OK sans même lire le scénario.
Blanche Gardin et Corinne Masiero semblent, elles, correspondre plus naturellement à votre univers… BD:
Sauf que pour Blanche, c’était un sacré challenge. Car ce qu’on lui demande ici est très différent de ce qu’elle fait merveilleusement sur scène où elle est très statique. Nous, on n’avait aucun doute…
GK: … Mais elle était anxieuse.
On a, à l’inverse, le sentiment que Corinne Masiero creuse, elle, toujours le même sillage. Elle est peu à peu devenue un personnage à part entière qui phagocyte ses rôles. Ça ne vous a pas inquiété en la choisissant ?
BD :
C’est notre travail de la faire sortir de Capitaine Marleau ! Dans cette série, elle a une grande liberté, donc elle en profite. Nous, on doit la contraindre quelque part. Mais cela s’est vraiment fait en douceur. Sans doute parce que cette histoire rencontre profondément sa vie. Les engagements forts de Corinne sont tout sauf fabriqués. Elle éprouve un réel désespoir devant ce que ce monde traverse.
RIEN N’EST NI TOUT BLANC, NI TOUT NOIR. C’EST CE QU’ON ESSAIE DE RACONTER À TRAVERS NOS FILMS. GUSTAVE KERVERN
GK: Il y a des scènes où on l’a vu finir en larmes, où fiction et réalité ne faisaient soudain plus qu’un. Corinne a été très en phase avec les gilets jaunes, chose assez rare dans le monde du cinéma. Elle nous a expliqué qu’ils lui avaient quasiment sauvé la vie, car elle n’en pouvait plus d’enchaîner les manifs qui ne servaient à rien, alors que là, le mouvement a eu un réel impact. Notre film a fait remonter en elle les sentiments liés à ces mois de lutte commune. C’est une grande gueule mais avec une sensibilité à fleur de peau.
Par contre, vous ne jouez plus dans vos films. Pour quelle raison ?
GK :
Je n’ai plus envie de tenir un premier rôle quand je réalise. Au départ, d’ailleurs, je n’aimais pas vraiment jouer, mais j’y ai pris goût, même si la timidité est toujours présente. Je sais juste que je n’ai pas une palette énorme de personnages. Je fais ce que je peux…
BD: Tu as tort là-dessus. Je rêve de te voir jouer un méchant ! Quant à moi, je ne joue pas dans nos films, car je sais que je joue mal ! (Rires.) Et je ne veux pas tout gâcher. Tu peux flinguer un film avec une apparition de trois minutes.
GK : Là, c’est toi qui dis n’importe quoi ! Tu t’es vachement amélioré au fil du temps.
BD : Mouais. En tout cas, je suis sur une autre planète que Gustave. Très peu d’acteurs auraient été capables, comme lui, de tenir sur leurs épaules un film comme Avida, avec ce personnage muet. Idem quand je l’ai vu un jour face à Depardieu dans une scène hypertendue, car j’avais fait enlever à ce dernier les Post-it dont il se sert pour retenir son texte. En deux prises, c’était dans la boîte. Et c’est Depardieu qui pouvait flipper sa race…
GK: Notre truc, c’est qu’on ne fait pas de répétition. On peut donc avoir de mauvaises surprises. Et elles sont entièrement de notre faute car on décide de tout seuls, sans directeur de casting. Mais comme on aime bien les gens qu’on choisit, on finit toujours par retomber sur nos pattes.
BD : D’ailleurs, nos pires ratages sont arrivés quand on s’est retrouvés à faire des répétitions malgré nous. Je me souviens d’un comédien qui, à une pause déjeuner, s’est mis à répéter sa scène. On était catastrophés ! Alors, avec Gustave, on est discrètement sortis de table pour trouver une solution car on ne pouvait pas couper la scène du récit. Et on a trouvé une idée : lui mettre une collerette pour ne pas voir son visage et pouvoir le doubler au montage. On est revenus lui annoncer notre décision à table. Il a été surpris mais venant de nous, rien n’étonne personne finalement !
GK : Sauf que les collerettes pour chien étant trop petites, on a dû appeler, un 15 août, SOS vétérinaires pour en trouver une pour girafe ! (Rires.)
BD: En fait, il jouait super bien avec sa collerette et on a même fini par lui enlever. (Rires.)
Dans Effacer l’historique, le personnage de chauffeur de VTC que joue Corinne Masiero se désespère de voir les notes de ses clients décoller sur son application. Vous êtes aussi accros aux notations sur vos films ?
GK:
On est obligés de regarder ces fichues étoiles. On ne peut pas y échapper.
BD: On n’est pas obsédés par le top du classement, mais on sait pertinemment qu’une mauvaise note peut tuer un film et empêcher le suivant. Et ça, c’est chiant ! Du coup, Berlin a été quelque chose de génial. Surtout pour moi qui suis fasciné depuis toujours par les ours. Plus que le prix en lui-même, c’est le fait que ce soit un Ours qui me surexcitait. Or, avant la remise des prix, j’ai eu les boules en découvrant qu’il y a des trophées autres que les Ours. Si je l’avais su avant, j’aurais été capable de ne pas venir à cette cérémonie qui se déroulait en plein début de coronavirus… Donc j’ai un peu tremblé mais finalement, on a bien eu notre Ours à nous !
Et qui en a la garde ? GK:
BD:
C’est moi !
Mais Angela Merkel semble de plus en plus généreuse et prête à faire des chèques aux Français. Elle pourrait donc en faire un pour qu’on ait un deuxième Ours. Angela, on peut lui faire confiance ! (Rires.)
ON N’A JAMAIS ÉCRIT AUTANT DE VERSIONS DE SCÉNARIO QUE POUR EFFACER L’HISTORIQUE. BENOÎT DELÉPINE