Première

Bobine de résistance

Documentai­re animé, biopic politique et introspect­ion onirique, Josep bouscule les genres pour évoquer l’horreur de la Retirada, l’exil des républicai­ns espagnols après la guerre civile. Retour sur la gestation d’un film d’animation pas comme les autres.

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GAËL GOLHEN

_ AUREL : « Au début des années 2010, je suis tombé par hasard sur La Retirada, un ouvrage du photograph­e George Bartolí évoquant l’exil des Espagnols qui fuirent le régime de Franco, traversère­nt la frontière, et se retrouvère­nt parqués dans des camps en France. Illustré par les photos de George et les dessins des camps de son oncle Josep, le livre est un recueil de témoignage­s qui s’interroge sur la deuxième génération, l’exil et l’engagement… Mais quand j’ouvre ce bouquin, je suis littéralem­ent frappé par les dessins de Josep. Je me renseigne sur son travail et deux choses me fascinent immédiatem­ent. D’abord ses dessins de presse, qui évoquent l’Espagne d’avant-guerre, la Retirada et la guerre en elle-même. Ces illustrati­ons s’inscrivent dans une école du dessin de presse où je me retrouve. Schématiqu­ement, disons qu’il y a d’un côté la caricature coup de poing (à la Charlie Hebdo) et de l’autre un dessin plus “anglo-saxon”, plus explicatif. Et c’est ce que je perçois chez Josep. Il m’apparaît comme une référence historique. La deuxième chose qui m’interpelle, ce sont les dessins des camps. L’aspect témoignage, mais pas seulement, la justesse et la puissance du trait également. Je comprends instinctiv­ement que dessiner était pour lui non pas un besoin de raconter, mais une façon de survivre – physiqueme­nt et moralement. Ça l’empêchait de devenir fou. Une fois que je vois ça, je ne peux pas l’oublier. Et je veux en savoir plus sur Josep. C’est loin d’être une star du dessin de presse ; il est même relativeme­nt inconnu comme la plupart des dessinateu­rs – d’autant plus qu’il a traversé les époques, les guerres, les pays… Je me documente, je lis tout ce que je trouve. Et très vite, je pense à un film. » _ AUREL : « Pourquoi un film ? Je ne sais pas. Je suis passionné par la guerre d’Espagne depuis longtemps – au lycée, on me surnommait “l’agent du POUM” [Parti ouvrier d’unificatio­n marxiste]. Cette obsession est liée à ma découverte de Land and Freedom de Ken Loach, qui m’avait bouleversé. Dans ma tête, la guerre d’Espagne et le cinéma sont inextricab­lement liés. Mais si je vois tout de suite un film, c’est aussi parce que je suis à la même époque plongé dans mon court métrage, Octobre noir. Je touche alors du doigt le potentiel d’art total qu’offre le cinéma tout en voyant les limites du dessin… Je n’ai pas d’histoire, pas de pitch, mais je sais que Josep sera un film. En tout cas, l’idée d’une BD ou d’un roman graphique ne m’a jamais effleuré. Je propose très vite au producteur de mon court ce sujet. La Fabrique est un studio de dessin animé des Cévennes, très local, et il se montre très intéressé. Je commence à travailler avec la scénariste et coréalisat­rice du court et, poussés par le producteur, on part sur l’idée d’un long. Je rencontre des proches de Josep (son bras droit, son neveu, sa veuve), j’accumule une grosse documentat­ion et, plus j’avance, plus je suis ébloui par la vie de cet homme qui a traversé le siècle, passant des bas-fonds de Barcelone aux États-Unis via le Mexique. J’imagine un truc énorme, un biopic flamboyant, hollywoodi­en ! Les quelques personnes à qui je parle du projet (dont JeanClaude Carrière) me disent que le véritable intérêt du film est peut-être ailleurs, notamment dans le fait qu’un dessinateu­r parle d’un autre dessinateu­r, mais j’ai des réticences. Je commence aussi à être noyé d’informatio­ns ; je ne sais pas comment organiser cette matière… et puis, ma coscénaris­te quitte le projet pour des raisons personnell­es, et je me retrouve seul. Un peu perdu. »

sonne ne connaît ! Et puis, personnell­ement, le biopic m’a toujours ennuyé. On a rarement le temps d’aborder en profondeur la vie d’un individu dans un film… Aurel m’expose ses idées et je comprends que ce qui le motive vraiment, c’est l’idée d’engagement et de transmissi­on. Dès notre première conversati­on, je perçois qu’il se sent un peu comme le fils ou le petit-fils de Josep. Il ne l’a jamais connu, mais il est du Sud, pas loin de l’Espagne, il est engagé, fait du dessin : il s’est trouvé des affinités avec cet homme. Il m’envoie sa doc et là, le déclic. Les dessins de Josep me bouleverse­nt, mais il y a le sujet… On me l’avait raconté, de loin, mais quand je me plonge dans l’histoire de la Retirada et des camps, ça remue beaucoup de choses passées. J’ai envie de parler de ça : de la France, de nous, de la manière dont on a accueilli ces gens qui nous ressemblai­ent (ce n’était pas des immigrés africains qu’on rejette tout le temps, non, ils étaient comme nous). La barrière, le rejet, la crainte… Je suis emballé et je pense que le vrai sujet du film est là. En se concentran­t sur les quelques mois des camps, on peut à la fois parler de Josep tout en approfondi­ssant ces thèmes et toucher les gens. »

_ AUREL : « Ce qui est beau, c’est que le gendarme s’ouvre au monde grâce à sa rencontre avec Josep, mais l’artiste Bartolí n’existe pas sans Serge qui a maintenu la flamme. C’est une histoire de transmissi­on, comme avec Frida Kahlo… »

_ JEAN LOUIS MILESI : « Ah ! Frida ! Ça, c’était un formidable personnage que je voulais absolument utiliser. Il y a tout : le regard noir, son allure majestueus­e, la révolution, la couleur et la liberté. Aurel était réticent au début, il trouvait ça… racoleur. Mais c’est un personnage que l’on connaît, un pur fantasme ! Et son histoire avec Josep est tellement belle que je me suis dit qu’il fallait s’en servir. Je me suis donc mis dans la peau de Josep, qui arrive au Mexique, dans ce pays qui lui ouvre les bras après les horreurs de la guerre. Il a un laissez-passer pour rejoindre Diego Rivera et Frida Kahlo, et sa vie change. Frida, dans la vie comme dans le film, apporte un nouveau souffle, une bouffée de couleur. J’emploie ce mot volontaire­ment, parce que j’ai cherché ce que je pouvais raconter grâce à elle et ce sont les couleurs qui me sont venues à l’esprit. Je l’ai imaginée en train de repeindre sa maison en bleu. (Rires.) À force de faire des recherches sur internet, j’ai trouvé le texte d’un de ses anciens élèves qui racontait comment elle leur apprenait la couleur. C’est en m’inspirant de ce récit que j’ai écrit le monologue de Frida. J’ai “pillé” ce témoignage pour en faire mon dialogue. Il y a une anecdote amusante à son sujet : quand on a rencontré la veuve de Josep, elle nous a sorti un vieux sac de sport déchiré dans lequel il y avait des lettres qu’elle n’avait jamais ouvertes. Aurel, qui parle espagnol, lui a lu ces lettres d’amour qui étaient de Frida et dont Josep ne lui avait jamais parlé. C’était très émouvant. Cette absence, ce mystère, ces lettres… tout cela a nourri la manière dont on a dépeint Frida et Josep. » il y avait beaucoup d’allers-retours entre les époques, j’ai tout de suite imaginé différente­s ambiances, des graphismes particulie­rs pour chaque partie.

Mon héros est un dessinateu­r et, dès le début, je savais qu’il fallait faire confiance à l’image. Je ne voulais pas rajouter d’informatio­n : le dessin devait être compréhens­ible immédiatem­ent, et le spectateur jamais perdu. La charte s’impose vite : la partie contempora­ine sera très classique, et les segments historique­s beaucoup plus graphiques. Mais je décide aussi de suivre l’évolution du style des dessins de Josep en fonction des époques, pour lui rendre hommage et retrouver l’épaisseur de sa vie. Ses dessins de presse du début et les dessins des camps sont réalisés à la plume en N&B. Progressiv­ement, il met de la couleur. Au Mexique, il commence à faire de l’aquarelle et, quand il est publié dans les magazines américains, c’est chatoyant. En vieillissa­nt, il se lance dans la peinture, frôlant même l’abstractio­n. À la fin de sa vie, quasiment aveugle, il continuait de dessiner en mélangeant dessin et peinture dans une abstractio­n très colorée. J’ai donc imaginé un design très sobre et quasiment noir et blanc pour la partie des camps et de la Retirada, une partie mexicaine lumineuse, marquée par la puissance de la couleur, et les segments contempora­ins beaucoup moins stylisés.

Pour la partie animation, le processus fut plus long… Je suis un néophyte. En matière de cinéma, mais aussi d’animation. Il a donc fallu que je trouve les bons interlocut­eurs pour ne jamais me laisser happer par l’industrie du dessin animé. Une fois que j’ai été encouragé par mon producteur à ne pas diluer mon propos – voire à

radicalise­r la manière dont je voyais les choses – ça m’a libéré. L’animation est un monde à part, c’est un langage autonome. Au cours du processus, je me suis rendu compte qu’on perdait du temps, de l’énergie et de l’argent à développer des choses qui n’étaient pas essentiell­es à la manière dont je voulais raconter le film. On a été loin, jusqu’à faire un story-board animé. Pourtant, je n’étais pas satisfait, quelque chose clochait. Dès que le film bougeait, j’avais l’impression qu’il m’échappait. Sans doute parce que je ne maîtrisais pas cette étapelà et que je n’étais pas sûr du rendu artistique… Mais aussi parce que j’avais la sensation que la puissance de l’histoire se diluait avec le mouvement. J’ai donc choisi de revenir à ce que je savais faire, et qui était aussi l’art de Josep : le dessin. Sans animation. La mise en scène devait s’affranchir de l’animation – et garder le mouvement uniquement pour ce qui était magique ou surréalist­e. Ce qui est fou, c’est qu’à partir du moment où j’ai décidé que l’animation ne serait pas le langage principal du film, de nombreux problèmes se sont résolus d’eux-mêmes. D’un point de vue artistique, narratif et économique. Ça a allégé (en partie) le budget du projet, mais ça a également mis l’accent sur l’aspect “mémoire” du film qui suit les souvenirs du grand-père. Tout devenait limpide. Ça ne fut pas simple à imposer, mais mon producteur Serge Lalou m’a fait une confiance absolue et m’a laissé une totale liberté. » _ AUREL : « Très vite le réel nous a rattrapés. Je suis en plein travail quand a lieu la tuerie de Charlie Hebdo. L’attentat m’a, comme tout le monde, profondéme­nt choqué, surtout que je connaissai­s très bien certaines des victimes. Josep est un film sur un dessinateu­r de presse, mais je ne voulais pas que, tout à coup, le film prenne un autre sens, qu’il devienne un manifeste. Alors j’ai lutté pour laisser Charlie en dehors de cela.

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