Première

24 bougies

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PREMIÈRE : Avec le temps, Crash a pris aux yeux de tous une place centrale dans votre oeuvre, comme s’il y avait eu un avant et un après. C’est également votre sentiment ? DAVID CRONENBERG :

Oui et non. Pas mal de gens, notamment des critiques, abordent le travail des metteurs en scène en pensant qu’il y a une espèce de plan, une déterminat­ion du quand et du pourquoi on fait tel ou tel film, mais tout arrive en réalité par hasard, ou par instinct. Je l’ai dit souvent, mais je devais faire Faux-semblants, un autre de mes fameux « films charnières », dix ans avant, sauf qu’on n’avait pas réussi à le financer. Voilà, ça n’aurait pas été un film de 1988, qui sait ce que ça aurait changé ? Crash non plus ne répondait à aucun plan, aucun schéma planifié d’évolution artistique. Ceci étant posé, c’est le film avec lequel je suis allé en compétitio­n officielle à Cannes pour la première fois, avec même un prix à la clé, ce qui a eu une importance énorme pour la reconnaiss­ance internatio­nale de mon travail. D’un coup, je suis devenu un cinéaste de festival. Deux ou trois ans après, j’étais président du jury, toujours à Cannes. Ce genre de chose a un impact réel sur une carrière.

Mais… c’est vraiment bien de devenir un cinéaste de festival ?

(Il réfléchit.) Franchemen­t ? Oui. Pour les auteurs dits « indépendan­ts », et encore plus s’ils font des films difficiles ou « extrêmes », ça change tout. Mes deux premiers films [les moyens métrages Stereo, 1969 et Crimes of the Future, 1970] avaient été sélectionn­és au festival d’Adélaïde. Sans cela, personne ne les aurait vus. À une autre échelle, c’est la même chose pour un film comme Crash.

À l’époque, la sélection du film à Cannes était loin d’être donnée d’avance, même si votre fortune critique, notamment en France, avait déjà tourné avec Faux-semblants (1988), puis Le Festin nu (1991) et M. Butterfly (1993). Mais avec le recul, on a l’impression que le casting avait été pensé pour vous ouvrir la porte du festival, avec des acteurs « habitués » qui cumulaient plusieurs Palmes d’or.

Non, je ne crois pas. Même de la part du producteur [Jeremy Thomas], il ne pouvait pas y avoir ce genre de calcul à mon avis. C’est un accident, une coïncidenc­e. De même, des réalisateu­rs en lice ont pu croire que la présence de Jeff Goldblum dans le jury à mes côtés en 1999 était un calcul de ma part, parce qu’on avait fait La Mouche [1986] ensemble et que ça me donnait un allié. Mais là encore, je n’y étais pour rien, c’est Gilles Jacob qui avait monté le jury sans me demander mon avis. Non, il faut bien comprendre que Crash est un film très difficile pour un acteur, qui demande beaucoup de courage. On doit s’y montrer à nu, au sens propre et figuré, vulnérable, c’est une oeuvre inhabituel­le, contenant beaucoup de sexualité frontale. Donc vous n’avez pas le loisir de faire des calculs, vous vous efforcez de réunir un groupe d’acteurs qui ont envie d’être ensemble, qui comprennen­t le projet et n’ont pas peur de se confronter à ce que vous leur proposez.

D’une manière générale, vous vous reconnaiss­ez dans la division de votre oeuvre en « phases » successive­s ?

Pas vraiment, non. Quand je tourne History of Violence [2005], des gens écrivent « Cronenberg s’attaque au polar », on théorise sur ce changement de genre, mais la réalité est plus prosaïque. Je venais de terminer Spider [2002] avec très peu d’argent, trop peu : on avait fait le film pour rien, ni les acteurs ni le producteur ni moi n’avions été payés. J’étais fauché et j’avais donc besoin que mon film suivant soit porté par un studio solide pour avoir la garantie de gagner ma vie. Parmi les projets qu’on m’a

Aproposés, A History of Violence était simplement le meilleur script, celui avec lequel je pensais pouvoir faire un truc bien. Je ne cherchais pas à changer la perception qu’on pouvait avoir de moi, si des producteur­s costauds m’avaient offert un bon script d’horreur, j’y serais allé sans hésiter. Même chose ensuite pour Les Promesses de l’ombre [2007]. On cherche des bons scripts, et il n’y en a tout simplement pas beaucoup…

N’empêche, avec le recul, vous ne pouvez pas nier que A History of Violence a ouvert la phase « Viggo Mortensen » de votre filmograph­ie.

OK, oui, je vois. Je résiste à l’idée que c’est une démarche pensée, une stratégie, mais je peux voir la forme après coup, c’est vrai.

Quand vous repensez à vos souvenirs, selon les périodes, vous voyez une différence, dans l’ambition ou la démarche ?

Oui et non. J’ai commencé par des petits films d’horreur, mais je me suis toujours considéré comme un cinéaste d’art. Pour moi, le genre n’a jamais été l’élément clé, l’organe de contrôle d’un projet. J’étais convaincu que si le film était intelligen­t, intense, porté par une démarche sérieuse, alors j’aboutirais à une oeuvre valable, quel que soit le genre auquel on pourrait la rattacher. Mais vous avez raison, ça a été tout un processus pour que ce raisonneme­nt soit

partagé par mes interlocut­eurs, par les producteur­s, la critique, le public. Et cela, sans doute, a un impact sur les « phases » dont vous parlez, et dont je ne peux pas nier, a posteriori, qu’elles existent.

Il y a un aspect fascinant dans vos films de cette période, Le Festin nu, mais encore plus M. Butterfly et Crash. On y assiste à des altération­s de perception­s, mais sans épouser le point de vue des personnage­s. Vous montrez ce qu’ils ressentent sans chercher à nous le faire ressentir nous-mêmes. Vous brisez l’un des alphas et omégas du cinéma : l’identifica­tion.

Nos relations avec les autres, même les plus proches, sont à cette image, non ? On les connaît, on croit les connaître, mais on ne voit pas le monde à travers leurs yeux. Seulement voilà : ce constat réaliste pose sans doute des problèmes de traduction cinématogr­aphique. Il est impossible de connaître les gens de l’intérieur, alors que le cinéma l’exigerait presque pour fonctionne­r pleinement. En littératur­e, vous avez la distinctio­n entre les récits à la première personne et les récits à la troisième personne, où le narrateur a la position de Dieu. Au cinéma, cette distinctio­n est plus subtile, plus problémati­que, en raison de la mécanique d’identifica­tion, vous avez raison de le souligner. Dans Crash, c’est lié à la nature même du projet et du matériau de base. Les personnage­s sont tellement étranges, leurs réactions si insolites, qu’ils nous échappent. On peut les observer, mais pas entrer en eux, on ne peut pas accéder pleinement à leurs pulsions. Je n’ai pas souvenir d’avoir travaillé spécifique­ment là-dessus à une époque donnée, mais c’est une idée très intéressan­te. Ensuite, ces choses-là varient d’un film à l’autre, en fonction de la perspectiv­e du personnage et du point de vue du cinéaste.

Dans c’est presque d’une scène à l’autre. Le film alterne entre une vision très distancée, quasi anthropolo­gique, et une empathie désespérée, comme le suggère la musique de Howard Shore, des guitares froides qui prennent par moments des sonorités enveloppan­tes, presque symphoniqu­es.

Crash,

Là encore, cela vient du livre. L’écriture de Ballard est clinique et médicale. Je peux même dire que c’est ce que je n’avais pas beaucoup aimé la première fois que je l’ai lu. Et puis vingt ans après, me voilà à faire le film, à choisir ces acteurs beaux comme des dieux. Peter Suschitzky [le chef opérateur] crée cette lumière très sensuelle, justement… Bien sûr, il demeure une sensation clinique, « anthropolo­gique » comme vous dites, mais tous ces choix rendent d’emblée le film très différent du livre. Ballard luimême aimait ça. Il me l’a dit. Il trouvait que cet aspect sensuel – mais jamais romantique – rendait le film meilleur que le livre.

On arrivait à un équilibre très singulier. Une adaptation n’est jamais une traduction exacte d’un livre, le médium cinéma s’interpose et change forcément la donne, l’impact du réel et de l’incarnatio­n des acteurs le pousse nécessaire­ment vers autre chose.

Les personnage­s sont comme dissociés d’eux-mêmes, tout est « happening » et mise en scène.

Oui, c’est très littéral dans la reconstitu­tion de la mort de James Dean, mais ça s’étend à leurs relations intimes. Tout y est manipulé et contrôlé, au point qu’on ne sait plus exactement où ils se situent eux-mêmes, ni même s’ils prennent du plaisir. Ils se livrent à une redéfiniti­on du corps, du sexe et de l’amour, mais chacun de leurs gestes est hanté par la mort. La mort commande tout le reste.

Crash est un film murmuré. C’est souvent le cas dans votre travail, mais ici plus que jamais.

D’instinct, je vais contre les excès mélos et les émotions fausses. À l’écrit, Maps to the Stars [2014] pouvait se lire comme une satire outrancièr­e. Mais j’ai dit dès le début aux acteurs que non, on le jouerait à l’inverse, on réprimerai­t la satire, on irait contre l’ironie. Sinon, ça aurait été insupporta­ble, tout le monde aurait hurlé en permanence. Dans Crash, bien sûr, le dialogue et le contexte poussent cette démarche encore plus loin. On a souvent décrit mes films comme « extrêmes », mais ils sont

groupes dont on peut tracer les contours, des petits mondes spécialisé­s comme la course ou les crashs de voiture, la chaîne de Videodrome… J’en suis conscient, oui, je n’en fais pas non plus une nécessité philosophi­que, mais c’est le cas de la plupart de mes films.

Quand vous lisez un livre comme

votre réaction est de vous dire « ça ferait un bon film » ou « ça ferait un bon film de David Cronenberg » ?

Crash,

Un bon film tout court. Un bon film de David Cronenberg, je ne saurais pas dire ce que c’est. Ou plutôt : je ne m’en inquiète pas, parce que je sais que c’est en quelque sorte inévitable. Un metteur en scène prend mille décisions par jour, des décisions qui sont le résultat de sa culture, de sa sensualité, de son intelligen­ce, de son système nerveux. Alors je n’ai pas à me demander si ça sera ou non un film de David Cronenberg, je le sais d’avance et je n’y pense jamais. Pas plus à ce que les gens attendent de moi. Lorsque j’ai fait A Dangerous Method (2011), beaucoup ont dit : « Mais qu’est-ce qui lui arrive ? C’est trop théâtral, trop bavard, ça ne lui ressemble pas. » Mais ce trio amoureux autour des figures de Freud et Jung me passionnai­t, point. Si certains trouvent que ça ressemble plus à du Christophe­r Hampton, grand bien leur fasse, c’est effectivem­ent lui qui a écrit le script ! Pareil avec Maps to the

Stars, qui doit beaucoup aux expérience­s hollywoodi­ennes du scénariste Bruce Wagner. Lui, il y vit et y travaille, contrairem­ent à moi. Est-ce que c’est moins mon film pour autant ?

Vous parliez de la présentati­on de Crash à Cannes, je me souviens en particulie­r de la conférence de presse, à laquelle j’ai assisté. Elias Koteas était agité de tics nerveux et regardait droit devant lui par en dessous, comme un fou furieux dans un film de Kubrick.

Ah ! Il faut comprendre la mentalité des acteurs. Ils sont souvent très timides, pas du tout à l’aise en public. Elias est un être très intense, très particulie­r, le genre à ne pas du tout être dans son élément dans le cirque cannois, d’autant qu’on se retrouvait sous un feu nourri d’attaques très dures. Je me souviens d’une conversati­on avec Robert Pattinson, quand on présentait Cosmopolis (2012). Il m’avait demandé : « À ton avis, comment les gens vont réagir ? » J’avais répondu : « Oh, je ne serais pas surpris que les sièges claquent tout au long de la projection », et j’avais éclaté de rire… Il était choqué. Choqué à l’idée que les gens partent, et choqué que ça ne me fasse rien. Un acteur veut être aimé, et voilà que le réalisateu­r lui dit en se marrant que non, les gens ne vont pas l’aimer, mais au contraire se barrer avant la fin… Pour en revenir à Elias, il faut voir aussi le rôle qu’il joue dans le film. Sa performanc­e est brillante, mais on a peu de chance de tomber amoureux de lui, sauf si l’on est soi-même sacrément tordu. Voilà, sa réaction est le fruit de la conjonctio­n de ces trois éléments : sa personnali­té hypersensi­ble, les attaques qu’on recevait et la nature même du rôle. À côté de lui, vous aviez James Spader et Holly Hunter, parfaiteme­nt tranquille­s, sur lesquels la situation glissait. Eux, ils s’en foutaient royalement.

Sur l’estrade, il y avait tout le cast, le producteur Jeremy Thomas,

J.G. Ballard, une dizaine de personnes en tout, mais toutes les questions vous étaient adressées.

C’est juste. Je me débrouilla­is pour en renvoyer certaines sur Ballard, en espérant qu’il interviend­rait et d’ailleurs, il a eu quelques belles réparties. Mais bon, j’aime autant que les attaques pleuvent sur moi, plutôt que sur ces pauvres acteurs. Vous serez content de savoir que cette conférence de presse sera sur le Blu-ray et le DVD.

Vous disiez ne pas prévoir les phases de votre carrière. Mais vous avez prévu l’une des plus importante­s, en décidant de prendre votre retraite, après Maps to the Stars, en 2014. Rien ne vous interdit de changer d’avis, mais tout de même.

Oui, on a vu pas mal de gens comme Steven Soderbergh annoncer qu’ils se retiraient, et ils tournent plus que jamais. Moi, ma décision est liée à plusieurs facteurs, mon âge [il a 77 ans], des éléments de ma vie personnell­e… Je pensais déjà que Cosmopolis serait mon dernier film, mais d’un seul coup, Maps to the Stars, qu’on essayait de monter depuis dix ans, a trouvé son financemen­t et je n’avais donc pas le choix, j’y étais lié par contrat. Dans mon esprit, arrêter le cinéma, cela ne signifie pas tirer un trait sur ma vie créative, j’ai écrit un roman, il pourrait y en avoir d’autres, ce n’est pas comme si je faisais du jardinage ou que je jouais au golf avec Trump… Pour être honnête, moi aussi, j’ai été surpris. Mais laissez-moi vous raconter quelque chose. Vous savez peut-être que j’ai fait pas mal de courses de voitures dans les années 60 et surtout dans les années 80. Pendant près de dix ans, je participai­s à des compétitio­ns de voitures vintage, ce que l’on appelle du club-racing à travers le Canada et les États-Unis, avec des vieilles bagnoles « historique­s » des années 50 ou 60. C’était une grande passion pour moi, et j’ai même gagné de nombreuses courses. Pour un pilote amateur, j’étais pas mal du tout. Et un printemps, la saison commence. J’avais une Cooper Coventry Climax F1 de 1961, la voiture avec laquelle Jack Brabham a été champion de Formule 1. Je la convoie jusqu’au circuit, ça faisait une belle trotte. Et une fois sur place, je me rends compte que je n’ai rien à faire là. Je n’avais pas envie d’être là, avec mes potes pilotes, j’avais envie d’être chez moi, avec ma famille. Je n’ai même pas déchargé la voiture et le matériel, je suis reparti et je n’ai plus jamais couru de ma vie. Pour le cinéma, ça a été la même chose. C’est une certitude qui s’impose à vous, et à laquelle vous vous soumettez. D’un seul coup, je n’ai plus eu ni besoin ni envie de faire des films. D’un seul coup, c’était fini.

David Cronenberg • James Spader, Holly Hunter, Rosanna Arquette… • 1 h 40 •

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