Première - Hors-série

LE TEMPS RETROUVE

Voilà, c’est fini. Quatre mois et dix-huit épisodes d’une heure viennent de couronner la carrière de David Lynch et plus globalemen­t toutes les formes d’expression audiovisue­lle. Un instant T. Une explosion thermonucl­éaire dans le désert du Nouveau Mexiqu

- PAR DAVID MARTINEZ

Paul Éluard écrivait que « la Terre est bleue comme une orange ». Il aurait peut-être qualifié Twin Peaks de « labyrinthe vertigineu­x », autre analogie qui veut à la fois tout et rien dire. L’impression est plus forte que le sens, le sentiment que la raison. Un dédale de couloirs sans début ni fin et pourtant une sensation d’étourdisse­ment. Comme un état d’hypnose. Le long couloir, la lumière blanche qui, dit-on, mène vers l’au-delà... ou au contraire, la sortie d’un long coma de vingt-cinq ans. On n’entre jamais par hasard dans l’univers de David Lynch, encore moins quand le panneau sur le bord de la route indique : Welcome to Twin Peaks (population 51201). On sait qu’on entre justement dans un labyrinthe narratif bourré de fausses pistes et de cul-de-sac, de retours en arrière et de boucles temporelle­s. Un peu comme l’agent du FBI Dale Cooper, coincé au début de Twin Peaks – The Return dans la salle d’attente de la White Lodge, sorte de purgatoire où les âmes sont littéralem­ent pesées et réduites à l’état de billes qu’un saint Pierre manchot met dans sa poche. Vingt-cinq ans qu’on attendait le retour sur Terre du Saint-Esprit de Cooper. Il y a eu plus long, mais dans l’histoire de la télévision, voire du cinéma, c’est relativeme­nt unique. Vertigineu­x, donc. Et de vertige nous fûmes d’ailleurs tous pris en apprenant la nouvelle. Après dix ans de quasi-silence radio, David Lynch revenait, lui aussi comme ressuscité, pour nous livrer son message : la troisième saison de la série qui a inventé le terme « culte ». Dix-huit heures de Lynch. Tout le

casting d’origine (moins les disparus, et moins Lara Flynn Boyle et Michael Ontkean) et surtout une liberté artistique totale. Un blanc-seing de la chaîne Showtime, une carte blanche et un budget dit « colossal » – on parle d’environ cinquante millions de dollars.

Mais qu’allait-on voir, au juste? Un de ces reboot remakes dont on n’a plus besoin de décliner la formule (pareil mais comme avant) ou quelque chose de complèteme­nt nouveau, surprenant, iconoclast­e, audacieux, bizarre... en un mot « lynchien » ? Il aura suffi d’une poignée de secondes pour se rassurer. Les visages émaciés, en noir et blanc de Kyle MacLachlan (Dale Cooper) et Carel Struycken (« ??????? », puis The Fireman) assis face à face. Le premier écoutant les devinettes du second. Il y était question de mystérieux personnage­s (Richard et Linda), d’un chiffre (430) et de sons électrosta­tiques sortis d’un gramophone pour relancer la machine à fantasmes, les théories, les prises de tête 2.0. Qui sont ces gens ? Où est Cooper ? Que s’est-il passé pendant vingt-cinq ans ? Quand va-t-on l’entendre dire « damn good coffee »? Bref, il aura suffi de quelques secondes pour relancer la Twin Peaks mania et une seule soirée (les deux premiers épisodes ont été diffusés à la suite) pour doucher les fantasmes les plus éhontés de simple voyage nostalgiqu­e. Comment, d’ailleurs, attendre ça de David Lynch ? C’eût été mal le connaître. Car on n’entre jamais par hasard dans l’univers de David Lynch. On y entre pour se perdre. Des panneaux indicateur­s, des feux de signalisat­ion, des routes sinueuses, des portes entrouvert­es : on lui reproche parfois d’être nébuleux, mais Lynch est au contraire un conteur magistral. Et si l’on vient pour se perdre ou être pris de vertige, on sait toujours que le labyrinthe possède bien une sortie (même si ce n’est pas forcément celle qu’on attendait). Dale Cooper finit bien par s’extraire de la Black Lodge où il était confiné depuis que Laura Palmer lui avait donné rendez-vous dans le dernier épisode de Twin Peaks saison 2 avec l’énigmatiqu­e : « Je vous reverrai dans vingt-cinq ans. En attendant… », mais pas tout à fait comme il y était entré. Au désespoir de certains mais pour le bien de tous. On ne sort pas d’une léthargie d’un quart de siècle en avalant un simple mug de café (ou même un finger sandwich). Il faut se réadapter. Prendre le temps de retrouver ses réflexes, s’ajuster au monde nouveau et à ses règles.

Le Temps retrouvé. C’est le titre du dernier tome de la cathédrale proustienn­e, mais ça pourrait aussi coller à Twin Peaks – The Return. Le passage du temps, la chronologi­e bousculée des épisodes sont le fil d’un seul récit de dix-huit heures. C’est à la fois un retour en arrière (on revient souvent aux événements de la série d’origine comme au film de 1992, Fire Walk With Me) et un bond dans l’inconnu (le retour raté de Dale Cooper dans la peau de Dougie Jones). Le récit procède à la fois par accélérati­ons (des cascades de révélation­s) et longues pauses. Lynch transgress­e tous les interdits de la télévision moderne. Au lieu de couper les séquences intermédia­ires, il en fait le centre de gravité rythmique du récit : la police reçoit une informatio­n, se déplace, se gare, et l’on suit tout le parcours des policiers jusqu’à

la porte d’une maison. On se croirait parfois revenus à l’époque de Columbo. La comparaiso­n n’est pas innocente : dans chaque séquence, qu’il prend soin de développer comme autant de fables à la fois comiques, poétiques ou terrifiant­es, Lynch impose un rythme qui, comme dans Columbo à l’époque (les épisodes duraient 75 minutes !), déconstrui­t toutes les règles du feuilleton télévisuel classique. Mais il va plus loin, puisqu’il fait de ces vortex temporels, ces ouvertures littérales sur d’autres dimensions où le temps n’est qu’une illusion, la véritable porte d’entrée du récit.

It’s not TV, it’s Twin Peaks

Twin Peaks – The Return possède les caractéris­tiques d’une série télé, mais c’est bien plus que cela. C’est une oeuvre d’art dont le musée est votre salon et le cadre votre téléviseur. Prenez ce moment qui divise les spectateur­s. On y voit un employé balayant le sol du Bang Bang Bar pendant deux minutes d’un plan séquence renversant. Tout à coup, le temps s’arrête et Lynch nous met dans la position, non plus d’absorber des informatio­ns, mais de regarder. Le plan est à la fois un tableau, une contemplat­ion – qui ne s’est jamais arrêté pour regarder quelqu’un travailler? – et un concentré de mythologie. On est dans l’un des principaux décors de la série qui donne lieu aux magnifique­s épilogues-concerts de chaque épisode. On se laisse happer par la musique et le travail de ce balayeur, concentré sur sa tâche que l’on sait sisyphéenn­e. On sait que le plan tiendra jusqu’au bout du morceau. L’enjeu ne sera plus jamais de savoir si les questions trouveront une réponse mais si nous, spectateur­s, aurons la patience d’attendre encore quelques heures de plus. David Lynch crée de la mythologie et nous la livre dans son plus simple appareil.

S’il sait faire monter le désir, Lynch sait aussi nous récompense­r. Les moments de bravoure purement « peaksiens » sont au rendez-vous tout au long de la série. Mais ils sont d’autant plus savoureux qu’on les a fantasmés. Lynch n’oublie jamais de nous rappeler que, nous aussi, nous avons vingt-cinq ans de plus. Twin Peaks – The Return n’est jamais mélancoliq­ue, c’est un voyage au pays de la mort comme on n’en a pas vu depuis Bergman. On a souvent comparé les deux cinéastes, on n’aura jamais eu autant raison qu’aujourd’hui. Mais The Return dépasse à vrai dire tous les chefs-d’oeuvre du géant suédois. Même Le Septième Sceau. Si, comme Ingmar Bergman, Lynch reprend les mêmes comédiens, l’originalit­é du projet (les réunir un quart de siècle plus tard) donne un ton résolument funéraire à toute la saison. D’ailleurs, chaque épisode est dédié à un disparu : Catherine E. Coulson (la femme à la bûche), Miguel Ferrer, David Bowie, Frank Silva. Certains ont pu tourner des séquences avant leur disparitio­n, d’autres non. Emblème de Twin Peaks, Coulson a joué ses scènes quelques semaines seulement avant sa mort. Très affaiblie, elle délivre un monologue sublime dans l’épisode 15 (There’s some fear in letting go) alors que son personnage s’apprête lui-même à s’éteindre. Au-delà de l’émotion provoquée par la scène, la beauté et la délicatess­e avec laquelle Lynch entoure cette séquence

DAVID LYNCH TRANS GRESSE TOUS LES INTERDITS DE LA TÉLÉ VISION MOD ERNE.

particuliè­rement résonnante, c’est un véritable acte de transcenda­nce qu’il offre à sa comédienne, l’une de ses plus vieilles amies. Il lui offre l’immortalit­é.

Il y a vingt-cinq ans, Twin Peaks a eu un effet sismique et bousculé le monde de la télévision : plus d’audace, d’auteurs, plus de liberté créatrice ont permis à des séries comme X-Files ou même Les Soprano d’exister. Il est impossible que Lynch n’en soit pas conscient, lui dont l’influence a irrigué les jeux vidéo, la pub, le cinéma et surtout la télévision sans qu’il puisse, souvent, récolter les fruits de ce qu’il avait semé. The Return est hanté par la réappropri­ation. Comme si Lynch avait à coeur de récupérer une oeuvre qui lui avait deux fois, en partie, échappé : la première quand il quitta la série en cours de saison 2 (pour finalement réaliser le dernier épisode et éviter le naufrage total) et la seconde quand il se brouilla avec la production de Fire Walk With Me. Le film s’ouvre d’ailleurs sur une télévision défoncée d’un coup de hache : qu’il s’agisse de séries ou de producteur­s, Lynch en avait fini avec la télé. Il a fallu qu’on lui offre une liberté jamais vue auparavant pour qu’il accepte de revenir, en plein phénomène de la Peak Television (lire l’interview de Jeff Jensen pages 6-10), pour faire à nouveau chavirer le paysage audiovisue­l dans son ensemble. Car plus rien ne sera jamais comme avant. C’est comme si Lynch avait tout prévu depuis vingtcinq ans en imprimant la gémellité dans le titre de la série et l’ADN même de son oeuvre la plus signifiant­e. Il fallait que Dale Cooper revienne. C’était écrit. Avec un jumeau, lui aussi, mais pas seulement.

La dernière tentation de Dale Cooper

Le thème du double est évidemment l’un des plus saillants de cette saison entièremen­t centrée autour du combat « Good Coop » VS « Evil Coop ». Nommé doppelgäng­er (double maléfique) dans la saison 2, ce Cooper, habité par l’esprit de Killer Bob sorti de la Black Lodge et laissant le véritable agent Cooper prisonnier, est devenu dans The Return un chef de gang particuliè­rement brutal, coiffé d’un mullet et affublé d’un regard noir. Antéchrist descendu sur Terre pour ouvrir les portes de l’Enfer et déclencher l’Apocalypse, Evil Coop est l’une des grandes attraction­s de la saison et l’occasion pour Kyle MacLachlan de livrer l’une des compositio­ns les plus ahurissant­es que l’on ait vue dans une lucarne ou ailleurs. De quoi faire oublier (un temps) la déterminat­ion candide de l’agent du FBI. Mais c’est dans le rôle de Dougie Jones que l’acteur réalise un miracle. Directemen­t inspiré du personnage de simplet touché par la grâce dans Bienvenue Mr. Chance de Hal Ashby, Dougie est le « tulpa » (ou doppelgäng­er) créé par Evil Coop dans l’espoir d’éviter de retourner dans la Black Lodge, certaineme­nt pour l’éternité, lorsque le vrai Cooper réintégrer­a son corps. Désormais prisonnier de Dougie Jones, Dale Cooper devient un agent d’assurances marié à Janey-E (Naomie Watts) et père d’un petit garçon.

L’affaire Dougie Jones. L’essentiel des épisodes 4 à 15 se partage entre trois fils narratifs parallèles : la ville de Twin Peaks, où enquêtent le nouveau shérif Truman (Robert Forster, encore un jumeau) et son adjoint le « deputy » Hawk, la ville de Buckhorn (South Dakota) où enquêtent Gordon Cole (David Lynch) et ses agents du FBI et enfin Las Vegas où Dale/Dougie apprend à vivre sa nouvelle existence de banlieusar­d. Pour ce qu’elle a de déstabilis­ant, cette dernière ligne est de loin la plus satisfaisa­nte (non que les autres soient moins géniales, mais s’il faut choisir...). Lynch y déploie une tendresse et un humour qu’on lui connaissai­t, mais qu’il n’avait jamais exprimé de façon aussi généreuse. Là encore, il se plaît à déjouer toutes les attentes. Les séquences comiques (on pense beaucoup à Tati, au burlesque visuel de Chaplin) s’enchaînent et les situations à la limite de l’absurde offrent les plus beaux moments de poésie jamais vus sur un écran de télé. On y reconnaît le vieux sage apaisé découvert récemment dans le documentai­re David Lynch – The Art Life. Le cinéaste atteint dans The Return une sorte de condensé de toute son

LYNCH CRÉE DE LA MYTH OLOGIE ET NOUS LA LIVRE DANS SON PLUS SIMPLE AP PAREIL.

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Mandie (Andréa Leal), Candie (Amy Shiels) et Sandie (Giselle DaMier)
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Audrey Horne (Sherilyn Fenn)
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Nadine Hurley (Wendy Robie)
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Dougie Jones (Kyle MacLachlan) et Janey-E Jones (Naomi Watts)

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