Les séries françaises sont-elles prêtes à partir en vrille?
Maintenant qu’elles ont bien négocié le virage de la modernité, les séries françaises sont-elles prêtes à succomber aux sirènes de l’étrange? Première est parti enquêter au pays de Belphégor et des Revenants.
Le bizarre est à portée de main. Là, devant nous, sans même que l’on s’en aperçoive. Il suffit de faire un pas de côté, d’écarquiller les yeux, pour réaliser que ce qu’on tenait jusqu’ici pour normal est en fait totalement irréel. Prenons, par exemple, cette news télé, tombée au coeur de l’été : « Bruno Dumont tourne Coin Coin et les Z’Inhumains, la suite de P’tit Quinquin, dans laquelle Quinquin, qui se fait désormais appelé Coin Coin, découvre un étonnant magma extraterrestre. » Bon, euh... OK. Imaginons maintenant qu’un cinéphile pur et dur placé en sommeil cryogénique au début des années 2000 se réveille aujourd’hui et tombe sur cette innocente dépêche. Il hurlerait immédiatement à la fake news. Bruno Dumont reconverti dans la comédie de science-fiction ? L’ex-prof de philo, le moraliste tempétueux, le Grand Prix du Jury du Festival de Cannes tournant une... série télé ?!? À en avaler son coffret DVD de La Maison des bois... Mais, aujourd’hui, le fait que 1,3 million de Français (les audiences de P’tit Quinquin sur Arte) attendent de pied ferme une version comico-arty de La Soupe aux choux par le réalisateur de L’Humanité ne surprend plus personne. C’est bien la preuve que les choses ont changé ? Qu’une révolution a eu lieu ? Non ?
« Bien sûr que ça bouge, rassure Hervé Hadmar, créateur
des Témoins et de Pigalle, la nuit, pionnier de l’étrange made in France depuis une décennie. On me posait déjà la même question il y a dix ans ! Et ça a beaucoup évolué depuis. Si ça change autant dans les dix prochaines années, alors on pourra être satisfait du chemin parcouru. » L’homme sait de quoi il parle. Il a tâté de tous les formats, de toutes les chaînes (mini-série pour France 3, « feuilletonant » pour France 2, 3 x 90 minutes pour Arte, série Canal...) et milite depuis ses débuts pour que la télé soit reconnue comme un terrain fertile pour l’onirisme, l’expérimentation, la rêverie. Écoutons-le : « Ce qui se passe aux États-Unis avec Legion, Twin Peaks et les autres, c’est avant tout une volonté éditoriale. Les « tuyaux » se multiplient : HBO, Netflix, Amazon, Apple... Même le site porno xHamster a proposé aux soeurs Lilly et Lana Wachowski de financer la saison 3 de Sense8 ! Ces diffuseurs veulent offrir ce qu’il n’y a pas chez le voisin, des contenus atypiques qui affirment l’identité de leur chaîne. Du coup, c’est un nouvel âge d’or pour les créatifs. »
Nouvelle vague française
Vu d’ici, forcément, ça fait rêver... « En France, on n’en est pas encore là. Il n’y a que quatre ou cinq tuyaux qui peuvent produire des séries. Dont deux chaînes privées très grand public, TF1 et M6, qui visent la famille, et le service public, qui a une ligne éditoriale à respecter. L’industrie ne permet pas d’envisager un électrochoc, où on verrait soudain arriver une demi-douzaine de séries complètement barrées, libérées des contraintes. Je n’y crois pas une seconde. En revanche, on sent que les scénaristes, les producteurs, les diffuseurs ont tous envie de faire des choses. »
C’est vrai, c’est dans l’air. On sent la pression monter. La vague grossir. Joann Sfar prépare pour Canal+ Monster’s Shrink, l’adaptation de son roman de vampires L’Éternel. OCS et Arte jouent la carte SF (Missions, Trepalium, Transferts). Et la deuxième série française de Netflix, après Marseille, sera un show d’anticipation, Osmosis, écrit par la scénariste des Revenants Audrey Fouché... Mais pourquoi si tard? Pourquoi seulement maintenant ? Fabrice de la Patellière, directeur de la fiction à Canal+, retrace pour nous l’histoire des séries françaises modernes, qui est aussi celle de sa chaîne : « Avant Les Revenants, il n’y avait aucune proposition des auteurs dans le domaine de l’étrange ou du fantastique. Mais il faut dire que les chaînes ne les attendaient pas sur ce terrain-là. C’était plus facile pour les scénaristes de proposer un polar... À Canal, au début, on a choisi de mettre l’accent sur le réalisme, parce qu’à l’époque, les séries françaises étaient accusées de ne pas être crédibles. On voulait prouver le contraire. Peut-être n’a-t-on pas suffisamment encouragé l’imaginaire chez les auteurs. » Le succès des Revenants, en 2012, ouvre une première brèche. Dans laquelle s’engouffrent quelques francs-tireurs : Jan « Dobermann » Kounen est missionné pour adapter un bouquin de Jean-Christophe Grangé, Le Vol des cigognes, et Roger « Les Lois de l’attraction » Avary s’empare de la saison 2 de XIII. Ça finit en visions chamaniques hallucinées (pour le premier) et en bastons de nonnes tueuses dans un Shanghai interlope (pour le second). Mais même sur Canal, il faut faire gaffe à ne pas mettre tous les compteurs dans le rouge : « On avait été cherché Jan pour ce supplément de folie. Il est allé très loin, il a filmé des choses qui n’étaient pas dans le scénario. Finalement, il a donné le sentiment de se perdre dans le récit. Parce qu’il aime se perdre, je crois... Pareil pour Roger, qui a transformé XIII, un thriller à l’américaine, en série de genre décousue, sans véritable fil conducteur. Ça a laissé beaucoup de gens sur le bord de la route. Les séries les plus folles ont aussi besoin d’être les plus tenues. »
L’industrie tâtonne, donc. Comme s’il n’y avait aucun repère, aucune tradition. Pourtant, l’une des plus grandes mythologies de l’ère ORTF est une série « de genre » (Belphégor) et les titres de la collection de DVD « inédits fantastiques » édités par l’Ina (La Brigade des maléfices, Le Collectionneur de cerveaux...) prouvent qu’il s’en est passé de belles avant Mimie Mathy. Mais c’est comme si le fil s’était rompu. « La prépondérance des univers américains a peut-être complexé les auteurs, analyse Olivier Wotling, directeur de l’unité fiction d’Arte. C’est dommage, parce qu’il y a d’autres traditions que l’anglo-saxonne. Sur Arte, on a proposé
LES « LESP LUS SÉRIESFOLL ES ONT AUSSI BES OIN D’ÊTRE LES PLUS TEN UES. » FABRICE DE LA PATELLIÈRE, DIRECTEUR DE LA FICTION À CANAL+
Au-delà des murs, qui appartient à une lignée gothique littéraire, Nicolas Boukhrief vient d’adapter Un ciel radieux, le manga de Jirõ Taniguchi, il y a la saison 2 de P’tit Quinquin... On veut montrer que certains plats qu’on croit connaître peuvent avoir un goût différent. » Même son de cloche chez Jimmy Desmarais, ex-producteur des Revenants passé chez Atlantique Productions (Jour polaire), qui prépare une série western autour du personnage de Django : « Quand le terrain a été délaissé trop longtemps, c’est dur de se le réapproprier. Selon moi, la solution, c’est de « twister » le genre. Comme avec Les Revenants, que Canal désignait comme un « soap fantastique ». Parce que ce qui prime à la télé, c’est l’authenticité, le réalisme, les personnages. Pour les chaînes, les séries de genre pur et dur resteront de la niche destinée à un public geek ou spécialiste. Le moyen de développer ces projets en France, c’est donc de tordre le genre, de l’universaliser. »
Espace public
Malgré les bonnes volontés affichées, difficile de lutter contre l’homogénéisation et la recherche du dénominateur commun exigée par les chaînes. Mais si l’avenir, c’était justement l’inverse? L’explosion? La segmentation? « C’est la clé, assure Hervé Hadmar. La série que tu aimes ne sera pas celle forcément celle de tes enfants ou de ton voisin. Surtout que tout le monde n’a pas la même vitesse de consommation. » Un message bien compris par l’appli Blackpills, lancée en mai dernier. D’un format (des séries courtes pour mobiles, à consommer sur le chemin du boulot), les fondateurs de la plate-forme sont vite passés à une ligne éditoriale. « Entre Mr. Robot et Black Mirror », résument-ils. La preuve que le strange reste le meilleur moyen de se distinguer. Jan Kounen (toujours dans les bons plans !) planche actuellement sur The Show, une satire du faux cool de la Silicon Valley, qui sera dispo l’année prochaine. « Aujourd’hui, les projets risqués sont moins financés à la télé ou au ciné, constate-t-il. Les auteurs comme moi vont forcément migrer vers les réseaux type Netflix ou téléphone portable. En fait, l’espace devient plus grand pour les projets particuliers. Parce que la niche des gens qui aiment les films pétés en France a beau être petite, si tu rajoutes le reste du monde, t’as un public énorme ! »
Le public : dans la bouche de tous nos interlocuteurs, sans exception, c’est lui le grand mystère. L’angle mort du débat, l’inconnu de l’équation. Existe-t-il, au moins, ce public-là ? Va-t-il faire un triomphe aux séries Blackpills ? Les spectateurs qui ont lâché XIII et Les Revenants (lire encadré ci-contre) en cours de route seront-il là pour le come-back de P’tit Quinquin ? Peut-on fidéliser avec des propositions « autres », qui refusent par définition le ronron de la télé de confort ? « Non, le public n’est pas acquis, conclut Olivier Wotling. On ne considère pas que les spectateurs d’Arte sont spontanément fans de fantastique ou d’étrangeté mais c’est un pari que l’on fait. Parce qu’on estime qu’il y a un public à travailler. À réhabituer. » Il semblerait donc que l’avenir de la Strange TV à la française soit aussi entre nos mains à nous, spectateurs. On continue le combat ?
« LES AU TEURS COMME MOI VONT MIGR ER VERS LES RÉSE AUX TYPE NE TFLIX. » JAN KOUNEN, RÉALISATEUR