La Quatrième Dimension avait tout inventé !
Il y a cinquante-huit ans, Where Is Everybody?, le pilote de La Quatrième Dimension, donnait naissance à la Strange TV. Retour sur l’épisode de série le plus pillé de tous les temps.
2 octobre 1959 : le pilote de La Quatrième Dimension est diffusé sur CBS. Baptisée Where Is Everybody?, cette bombinette de trente minutes pose les bases de cinquante ans d’étrangeté sur écran domestique. Alternative dans les années 80, théorisée par Twin Peaks en 1990, grand public aujourd’hui, la Strange TV s’est exprimée plus ou moins à la marge, et sous diverses formes. Mais elle ne s’est jamais lassée de broder sur les motifs de La Quatrième Dimension en général, et de Where Is Everybody ? en particulier. Pour la première fois, avec cet épisode séminal – on y reviendra –, le divertissement télé rencontre l’Histoire.
Derrière ce coup de maître : Rod Serling. Devenu scénariste à succès dans les années 50, ce petit juif de classe moyenne, amateur de pulp stories et vétéran de la guerre du Pacifique, porte, encore brûlante, la mémoire de l’horreur : un papa idéal pour la Strange TV. Politiquement de gauche, souffrant probablement de stress post-traumatique, Serling s’empare de la qualité métaphorique de la SF et du fantastique pour exorciser les souvenirs de guerre qui hantent ses nuits. Et exprimer sa colère au nez de la censure. Collection de fables morales et bizarres, qui visitent tous les sous-genres du frisson, La Quatrième Dimension donne la sensation de voir un refoulé – individuel et collectif – revenir sous la forme d’attractions de fête foraine. Aliens, robots, monstres et distorsions temporelles allégorisent avec une ironie tragique le racisme, le maccarthysme ou les vertiges de la condition humaine. Bienvenue dans le train fantôme de l’Amérique, dans le palais des glaces de nos peurs intimes.
Cent cinquante-six épisodes à ce régime, ça vous traumatise un monde. Et celui des créateurs télé d’aujourd’hui, grandis devant La Quatrième Dimension, est pétri de cette définition à la fois psychanalytique, philosophique et sociétale de l’étrange. Le plus beau, c’est que cette vision ne s’est peut-être jamais illustrée de manière aussi pure que dès le pilote de la série. On y revient donc : Where Is Everybody? Un homme, vêtu d’une combinaison de l’Air Force, marche sur un chemin de terre. Il ne sait plus qui il est. Une station-service abandonnée. Un village désert. Un téléphone qui sonne dans le vide. Où sont passés les autres? Est-il un survivant? Mort? En train de cauchemarder? La chute nous donnera la réponse : enfermé pendant deux semaines dans un caisson pour tester sa résistance en vue d’une expédition lunaire, ce soldat, fou de solitude, s’est mis à délirer. Formellement cristallin (à la caméra Robert Stevens, proche d’Alfred Hitchcock), Where Is Everybody ?compile les interprétations, rehaussées de motifs qui, à force d’être repris, sont désormais des clichés. La première couche est métaphysique. « Je me suis retrouvé sur cette route, je ne parviens pas à me rappeler qui je suis. »
Le procédé fantastique met en jeu le mystère de notre naissance et notre solitude irréductible... La figure du dernier survivant, réactivée récemment dans The Last Man on Earth, recoupe celle du parachutage dans un lieu où l’identité est mise en doute – devenu un classique, du Prisonnier à Lost, Wayward Pines ou Westworld. « Je vais me réveiller, il faut que je me réveille » : l’étrange chez Serling, comme plus tard chez Lynch ou le Noah Hawley de Legion, c’est quand la frontière se brouille entre conscience de soi et amnésie, rêve et réalité.
Cauchemar originel
Cette matière intemporelle se double d’un récit inquiet de l’époque : enfanté par le trauma de l’explosion atomique, Where Is Everybody ?, avec son soldat qui pourrait être Serling lui-même, questionne la fin de la civilisation et la peur de la bombe, ouvrant la voie aux séries post-apocalyptiques qui fleurissent depuis. Sans compter les histoires militaro-complotistes (X-Files !) et autre fictions de la surveillance (Le Prisonnier et Wayward Pines, encore). Dans les plans circulaires et paranoïaques de Robert Stevens, l’ultra-subjectif (la projection mentale) se combine en effet à une présence extérieure omnisciente (quelqu’un observe... mais qui ?).
Enfin, il faut voir dans ce pilote matriciel le début de la fétichisation par les séries de certains motifs de l’Americana. Prenant un raccourci entre le récit des origines (un homme sur la route, un village poussé au milieu de nulle part) et la représentation d’une société fifties voulant oublier la guerre en se jetant dans les leurres de la consommation et du progrès (boutiques vides, mannequins inanimés, balbutiements de la conquête spatiale...), l’épisode trace les points cardinaux de la jolie petite ville américaine de série télé, étrange par définition. Diner, lycée, poste de police... Trente ans plus tard, c’est Twin Peaks qui offrira à cette topographie son incarnation suprême. Et l’on oubliera qu’avant, il y avait eu Where Is Everybody?. Pourtant aujourd’hui encore, son influence sur la série de David Lynch est manifeste. Champignon atomique, supérette de station-service et pastorale en noir et blanc noyautée par le mal : l’épisode 8 de Twin Peaks – The Return peut se voir comme une version expressionniste de la fable de Rod Serling. Une relecture « lynchisée » du cauchemar originel de la télé américaine.
AVEC CET ÉPISODE SÉMINAL, LE DIVERTIS SEMENT TÉLÉ RENCONTRE L’ HISTOIRE.