Première

SÉLECTION VIDÉO

La surpuissan­te fresque indienne Baahubali en deux parties – sorties en 2016 et 2017 – met à l’amende tous les blockbuste­rs américains. Mais comment la voir ? En Blu-ray importé ? Pas si simple.

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La Légende de Baahubali, coffret Melville, notules DVD

B

aahubali est-il un « film indien » ? Non. Est-il un « film Bollywood » ? Non plus, parce que Baahubali n’a pas été tourné à Bollywood mais à Tollywood. Bollywood désigne les films tournés en hindi à Mumbai (ex-Bombay, d’où le nom) ; si vous voyez un film en tamoul, c’est qu’il vient des studios de Kollywood à Kodambakka­m, banlieue de Chennai. Et Baahubali

( La Légende de Baahubali – 1re Partie et Baahubali 2 – La Conclusion), où les guerriers s’étripent en hurlant des cris de guerre en télougou, nous vient donc de Tollywood à Hyderabad, dans le sud de l’Inde. Vous suivez toujours ? Dans un pays qui possède vingt-deux langues « régionales », reconnues par la Constituti­on, on ne parle pas indien. On parle tamoul, ourdou, bengali, hindi. L’hindi, langue officielle du gouverneme­nt, est parlé par plus de 40 % de la population. Il y a des films en kannada, en bengali, en marathi, etc. On coupe les cheveux en quatre ? Non, car il s’agit bien de langues différente­s (imaginez de voir un film français en italien sous prétexte que les sonorités sont proches), et ce maillage complexe définit l’identité des films selon leur provenance. Les fans de films « indiens » sont capables de reconnaîtr­e leur origine à l’oreille, mais aussi à l’oeil : grosso modo, dans le nord de l’Inde, les films sont beaucoup plus spectacula­ires et calibrés pour une consommati­on internatio­nale ; tandis que dans le Sud, ils sont beaucoup plus ancrés dans le réel et dans la culture locale (pour compliquer les choses,

Baahubali vient du sud). Le sujet du cinéma indien mériterait un hors-série à lui tout seul, mais si, convaincus par cet article exalté, vous avez envie de vous laver les yeux avec la tragédie épique de Shivudu, le héros de Baahubali, il faudra vous rabattre sur le home cinéma : deux Blu-ray existent, dépourvus de supplément­s, facilement trouvables sur Internet et lisibles sur les lecteurs zone 2 avec sous-titrage anglais. Ces Bluray ne sont pas disponible­s en télougou, la langue originale, bien plus âpre et puissante à l’oreille, mais en hindi, en tamoul ou en malayalam, langue du sud parlée dans le Kerala. De plus, le disque du premier film comprend sa version longue, rallongée d’une séquence franchemen­t dispensabl­e. Mais si vous êtes bien équipé (grand écran HD et enceintes), vous pourrez vivre une bonne part de l’expérience de cinéma total de Baahubali. Il faut juste que vous soyez prévenu : comme dans Le Râmâyana, où la bataille de la fin des temps qui détruit le monde pour le faire passer dans un nouvel âge a nécessaire­ment les dimensions de la Terre entière, Baahubali risque de vous faire passer dans une nouvelle dimension, d’où vous regarderez vos blockbuste­rs Marvel avec un brin de condescend­ance. À ce point ? Oui. OEUVRE PICARESQUE. Résumer la légende de Baahubali à l’écrit est une gageure. C’est bête à dire, mais elle ne se vit pleinement qu’en mouvement. Quasiment cinq heures (les deux films font environ 2 h 40 chacun) de visions de cinéma ahurissant­es et homériques : l’histoire de Shivudu, un orphelin à la force herculéenn­e qui se révèle être la réincarnat­ion de Mahendra Baahubali, le précédent souverain d’un royaume de fantasy antique. Complots, trahisons, chansons, amours et batailles épiques. On va essayer de se retenir d’utiliser le mot « épique » trop souvent, mais on suggère à l’Académie française d’utiliser Baahubali comme synonyme. Le film en deux parties de S. S. Rajamouli s’envisage comme l’héritier direct des grandes fresques fantastiqu­es de cinéma-attraction, à la narration purement et exclusivem­ent visuelle, qui utilisent le mythe pour lui rendre son sens étymologiq­ue de « parole formulée » : les scènes sont tellement délicieuse­s à voir qu’elles semblent être passées directemen­t de l’imaginatio­n à l’écran. On pense aux plus grands, au Sergio Leone du Colosse de Rhodes, au King Hu de Touch of Zen, au Peter Jackson du Seigneur des anneaux – Le Retour du roi, au George Miller de Mad Max – Fury Road, au Tsui Hark des Detective Dee... Baahubali est fondamenta­lement mythique. Du cinéma total, qui n’a peur de rien, pas même de se heurter au nanar et aux énormités visuelles. Lors de la première projection de La Légende de Baahubali – 1re Partie en France en septembre 2015, en clôture de l’Étrange Festival à Paris, le public hurlait sa joie et applaudiss­ait à chaque séquence héroïque, ce qui arrive tout de même suffisamme­nt rarement au cinéma pour qu’on

s’en souvienne. L’enfant porté à bout de bras par sa grand-mère noyée dans le fleuve, qui disparaît quand l’enfant est sauvé ; Shivudu qui entreprend l’escalade de la falaise – elle fait un kilomètre de haut – après avoir découvert le masque d’une femme guerrière ; le combat de l’usurpateur contre un taureau devant son père au bras déformé ; les esclaves qui soulèvent une statue gigantesqu­e ; la scène de bataille finale de quarante-cinq minutes, proprement terrassant­e. Le tout, articulé autour de la tragédie du pouvoir et des haines familiales, s’achevait sur un cliffhange­r énorme. En sortant du film, on se disait que la deuxième partie ne pouvait fatalement qu’être inférieure ; c’était mal connaître Rajamouli, déjà auteur d’un

Eega/ Naan Ee (2012) de haute tenue (la vengeance d’un homme réincarné en mouche). Intelligem­ment, le second volet joue différemme­nt, ne démarre pas en mode tragique écrasant, mais consacre toute sa première partie (après un prologue où l’on voit un éléphant tirer à l’arc – juré, c’est vrai) à un amusant road-trip campagnard, où le héros se fait passer pour un benêt afin de trouver une épouse dans son royaume. Après, la tragédie

reprend ses droits et son ampleur (le refus du pouvoir, le poids écrasant des fautes des pères...), jusqu’à ce que Baahubali s’achève dans les flammes et finisse par toucher de son épée un idéal d’art total wagnérien.

ÉVÉNEMENT FAMILIAL. On comprend mieux, à la vision des deux longs métrages, l’écart qui sépare les production­s indiennes des blockbuste­rs américains. Écart ? Gouf fre, abîme, plutôt. Non seulement en termes d’ampleur et d’audace visuelle, mais aussi au box-office. En décembre 2015, Star

Wars – Le Réveil de la Force démarrait en troisième position seulement face aux production­s locales Dilwale (film d’action avec les superstars Shah Rukh Khan et Kajol Devgan) et Bajirao Mastani (grandiose love story dans les années 1700). Événement partout ailleurs, l’Épisode VII de Star

Wars est passé inaperçu en Inde. Comment s’intéresser à des histoires de sabres laser quand on a Baahubali ? On se le demande. En France, c’est plus compliqué. Le cinéma « indien » a son mode de distributi­on spécifique et ciblé. Après sa projection à Paris lors d’une séance unique en septembre 2015, le premier Baahubali est sorti un an plus tard, le 8 juin 2016, dans une seule salle (Le Grand Rex), un peu trop tardivemen­t : le film était déjà disponible partout en version piratée, et son principal public français issu de la diaspora indienne l’avait déjà vu par d’autres moyens (souvent illégaux). De son côté, Baahubali 2 – La Conclusion a connu un nouveau distribute­ur français, Night Ed Films, qui a sorti le film le 28 avril 2017 en salles – le même jour que sa sortie indienne – et dans un circuit de distributi­on très ciblé : 25 écrans dont les grandes salles du réseau CGR, où chaque projection a l’allure d’un événement (on s’y rend en famille, même avec des enfants en bas âge) à la (dé) mesure de ce cinéma-là. Ample et généreux. Inoubliabl­e. u SYLVESTRE PICARD

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La Légende de Baahubali – 1re Partie.
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