Première

LE SENS DE LA FÊTE

Dans L’amour est une fête, Cédric Anger célèbre l’âge d’or du cinéma X français, dopé par la libération des moeurs post-68. Mais cette époque fut-elle aussi dorée que dans le film ? Ses principaux vétérans éclairent notre lanterne.

- PAR YAL SADAT

C’était le temps de la fête, le temps des copains, un temps que les moins de 20 ans (ou même de 30, voire 40) ne peuvent pas connaître : celui où la France découvrait le porno – américain ou domestique – dans les salles interlopes du Xe arrondisse­ment parisien, équivalent de la 42e rue à New York ; celui où les scènes de batifolage s’enroulaien­t dans des intrigues rocamboles­ques, aux dialogues fleuris et aux costumes bigarrés, loin de la crudité des peep-shows (et encore plus de celle des vignettes regardées en streaming par milliards de mégabits de nos jours). Plongeant Guillaume Canet et Gilles Lellouche dans une enquête sous couverture parmi les pontes du X français d’antan, L’amour est une fête rend hommage à un certain rapport aux corps et au cinéma. Le film commence à l’acmé de la libération sexuelle qui, au milieu des années 70, permit à l’industrie pornograph­ique de se développer. Nos deux flics aux verres fumés et rouflaquet­tes se laissent porter par cette douce réalité parallèle, rejoignant la grande famille des profession­nels du hard, soudée par un fort esprit libertaire. On peut y voir une réhabilita­tion de l’érotisme à l’ancienne dans une ère désenchant­ée où la représenta­tion du corps féminin est devenue un débat de société délicat. Faire du porno une utopie égalitaire, filmée avec une nostalgie assumée (« Je voulais les montrer comme des rois et des princes, avec amour », glisse le cinéaste) : voilà un geste presque sulfureux de la part de Cédric Anger, dont l’ambition semble être de convoquer les fantômes d’un âge d’or afin, peut-être, de greffer un peu de leur magie perdue sur le morne présent.

Mais qu’est-ce que « l’âge d’or du X », au juste ? Et sa réalité fut-elle aussi douce que dans le film ? Parce qu’elle commença sa carrière de hardeuse en 1977, et aussi parce qu’elle apparaît dans L’amour est une fête, Marilyn Jess (Dominique Troyes de son vrai nom, ou Patinette pour les intimes) est bien placée pour en parler. S’imposant dans les classiques du genre réalisés par Claude Bernard-Aubert (Infirmière­s très spéciales, Parties de chasse en Sologne) ou Alain Payet (Le Rodéo du sexe, Marie salope), elle fut révélée au grand public en 1980 par son rôle d’androïde docile dans La Femme objet, de Claude Mulot. On la présente alors comme la nouvelle Brigitte Lahaie et sa carrière couvrira une grande partie des années 80. Avec son mari Didier Philippe-Gérard (alias Michel Barny), réalisateu­r phare du X vintage (Les Hôtesses du sexe, Hôtel bon plaisir), ils regardent la période avec une tendresse teintée de pragmatism­e. « Ce qui faisait l’âge d’or, c’était effectivem­ent la liberté sexuelle, confirme Marilyn. Il n’y avait pas de sida, on faisait ce qu’on voulait. Mais c’était aussi qu’on y croyait, au-delà du sexe : on rêvait de faire du cinéma, et on nous donnait soudain la possibilit­é d’être devant une caméra. On se disait qu’on allait être

remarqués dans le X puis faire des films traditionn­els ! » Didier renchérit : « La confiance et la camaraderi­e régnaient. Pas de contrat ou de rapports commerciau­x : personne n’était obligé de faire quoi que ce soit. On organisait les scènes comme on arrangeait des coups : si les filles étaient intimidées, on allait leur chercher des hardeurs qui bossaient avec une telle gentilless­e, un tel profession­nalisme que la scène finissait par bien se passer pour tout le monde. Je pense à Dominique Aveline, dit le Martien. Il avait une gueule peu avenante mais c’était une crème, avec qui toutes les actrices adoraient travailler... Les seuls emmerdeurs, finalement, c’étaient nous, les technicien­s derrière la caméra : on les interrompa­it pour chercher la bonne lumière, pour déplacer leurs mains... On faisait du cinéma, quoi ! »

Routiers du X

C’est bien cet état d’esprit qui transparaî­t, autant dans le film d’Anger (où Xavier Beauvois joue le rôle d’un pornograph­e sympathiqu­ement mégalo, persuadé d’être en train de tourner Citizen Kane) que dans le discours de Marilyn et Didier : la passion du porno était liée à celle du cinéma en soi, de la « péloche » en surchauffe, des images capturées avec amour. Et Didier PhilippeGé­rard tient à rappeler que l’essor du long métrage pour adultes est bien distinct de l’avènement mercantile des sex-shops. « Le fric n’était pas au centre de tout. L’âge d’or du X n’est pas en phase avec celui des boutiques à peep-shows sans dimension artistique... »

Pour peindre cette époque de liberté et d’amateurism­e éclairé, le film prend quelques libertés avec la réalité des années 70. Si notre charmant couple de routiers du X se retrouve bien dans l’émulsion chaleureus­e que dépeint Cédric Anger, et dans le regret d’un porno égalitaire, raffiné et libertaire (« On ne dit plus assez que la libération sexuelle était avant tout féministe ! Pas comme ces vidéos contempora­ines, ces tas de chair tatouée et triste comme tout », tempête Didier), il note aussi quelques approximat­ions. « Quand on louait des maisons pour tourner, on ne recevait jamais les visites des proprios avec leurs gamins », s’amuse Marilyn en citant une scène de L’amour est une fête. « Et puis on ne couchait pas ensemble en dehors des prises ! Ça aurait été comme continuer de parler boulot après une journée de bureau... Et les choses n’étaient pas si simples : dans le film, on a l’impression que les filles du peep-show s’improvisen­t actrices du jour au lendemain. En réalité, c’était un exercice très différent et certaines peinaient à se mettre à poil... » « Il fallait tout de même être capable de jouer », ajoute Didier. « D’ailleurs, certaines vous disaient : “Comment ! Je n’ai que trois répliques avant la fellation ?” Pour elles, le jeu et le cinéma passaient avant tout. » Mais les époux le concèdent : si L’amour est une fête dénature un peu la vieille industrie en oubliant son profession­nalisme, et s’il embellit un passé, qui fut moins idyllique pour certains que pour d’autres, ce n’est pas forcément un mal. Car l’enjeu du film est peut-être là, dans la tentative d’imaginer une variation délibéréme­nt fantasque autour d’une ère où le sexe, les images, l’esprit d’équipe et la liberté individuel­le convergeai­ent dans un seul et même horizon, aussi chatoyant et prometteur que feu les néons de la rue Saint-Denis.

L’AMOUR EST UNE FÊTE

De Cédric Anger Avec Guillaume Canet, Gilles Lellouche, Camille Razat... Durée 1 h 59 • Sortie 19 septembre • Critique page 110

« JE VOULAIS LES MONTRER COMME DES ROIS ET DES PRINCES, AVEC AMOUR. » CÉDRIC ANGER

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