Première

D’ailleurs et d’aujourd’hui

Prophète en son pays, Jacques Audiard part à l’ouest en quête d’un ailleurs qu’il n’a de cesse d’inviter dans son cinéma depuis plusieurs films.

- u PAR PIERRE LUNN

Sur la plupart des photos de plateau, il ne porte pas son chapeau. Celui qu’il arborait en toute circonstan­ce ces dernières années, aussi sûrement que ses lunettes de soleil, le jour comme la nuit – surtout la nuit. Cette fois, les mecs à chapeau ne sont pas derrière mais devant la caméra. Et ils le portent sacrément bien : avec eux, on ne sait plus très bien si c’est un métier, ou si c’est le naturel qui revient au galop. Jacques Audiard, lui, a mis une casquette. Chacun à sa place, les vaches seront bien gardées.

Audiard essaierait d’être autre chose qu’Audiard qu’il ne s’y prendrait pas autrement. Au fond, l’auteur de cinéma fait face à une seule question, toujours la même. Doit-il converser avec lui-même, rebondir comme une balle de caoutchouc dans son propre cube de verre, ou au contraire chercher à briser la glace pour s’échapper et respirer l’air frais de l’extérieur ? L’envie d’ailleurs du réalisateu­r de Sur mes lèvres ne date pas d’aujourd’hui, ni même d’hier, mais d’Un prophète, le film qui a achevé de le faire roi en 2009, en démolissan­t au passage toutes les frontières intérieure­s du cinéma français. Il y inventait une génération d’acteurs (Tahar Rahim, Reda Kateb, Adel Bencherif), brouillait les pistes de genres (polar, film de prison, fresque criminelle, coming of age métaphysiq­ue), les pistes de styles (le bras de fer entre fiction et réel transformé en poignée de mains amicale), et s’intoxiquai­t à l’ivresse de la découverte et de la quête d’inconnu(s). Quatre films magnifique­s avant Un prophète, bien ancrés dans un certain « style français », et quatre depuis – en le comptant – systématiq­uement portés par un désir de contrastes et d’altérité. Les jeunes acteurs maghrébins d’Un prophète ; les nouvelles signées Craig Davidson, récits de crise aux quatre coins du Canada, transposés comme si de rien n’était dans la province française pour De rouille et d’os ; puis les Tamouls de Dheepan, qui débarquent en banlieue, avec leurs gueules jamais vues, leurs oreilles de Mickey lumineuses, leur langue qui fait grincer les quotas du CSA ; et enfin le grand saut du western, à l’initiative du comédien John C. Reilly, mais un western tourné en Europe, et qui ne ressemble à rien de connu. Si l’on fait les comptes, cela donne quatre films pour au moins autant d’éléments étrangers (récits, langues, décors, visages) fondant leur démarche artistique. Audiard cherche. Des gens et des histoires que l’on n’a pas l’habitude de filmer, de nouvelles gueules, de nouveaux possibles, de nouveaux horizons, en quête d’une transe de la première fois et de l’inexploré. Obsédé à l’idée de faire des films qui ne se ressemblen­t pas, et qui ne ressemblen­t à aucun autre, surtout pas à ceux qui essaient de le copier.

Violence originelle

Échapper à soi-même, alors ? Le paradoxe tient à ce que le déterminis­me constitue finalement le lien thématique entre ses deux derniers films, qui se complètent, se répondent, se précisent l’un l’autre, comme s’ils venaient du même endroit, ce qui relève presque de l’exploit pour un récit sur une famille tamoule recomposée dans la banlieue française et une histoire de frangins sur fond de ruée vers l’or et de saint-simonisme. De Dheepan aux Frères Sisters, il est question d’hommes qui transporte­nt avec eux une violence originelle qui les consume et à laquelle ils rêvent d’échapper. Eli Sisters et Dheepan aspirent à un abri, un apaisement, le repos. Ce que le cinéaste appelle « le bonheur » et qui est si difficile à filmer. Comme eux, Audiard voudrait se débarrasse­r de luimême, de sa manière, de ses habitudes, de ses certitudes, peut-être même de son style, pour faire un vrai cinéma d’aujourd’hui. Pas sûr qu’il y parvienne tout à fait. Mais de film en film, il cherche. Désormais, c’est même à ça qu’on le reconnaît.

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