Première

SHÉHÉRAZAD­E

Ce fut l’une des révélation­s du dernier Festival de Cannes et le prix Jean Vigo 2018. Un premier film qui balance entre lyrisme et âpreté documentai­re et raconte l’histoire d’amour d’un petit souteneur et de sa prostituée.

- ÉRIC VERNAY

Du titre se dégage un parfum de conte d’Orient, de Mille et Une Nuits, d’onirisme chamarré, idée rapidement douchée par les premiers plans. En faisant défiler les images d’archives sur les strates migratoire­s à Marseille, Jean-Bernard Marlin donne une facture naturalist­e à Shéhérazad­e, confirmée par cet échange initial entre Zachary, 17 ans, et un maton, le jour de sa sortie de prison pour mineurs. Tandis que l’ado à la crinière léonine s’apprête à enfin humer l’air extérieur, le gardien lui lance un caustique « À bientôt ! ». C’est à la fois amusant, parce que Zac lui répond du tac au tac avec humour, et triste, sur ce que cela dit du cercle vicieux de la récidive dans le marasme économique de la cité phocéenne. Abandonné à son sort par une mère démissionn­aire, Zac va effectivem­ent retourner dans la rue, tenter de reprendre ses petits trafics illicites. « Charbonner », comme il dit, sans se faire « emboucaner ». Retrouver le chemin du non-droit. On connaît la chanson. Alors que s’esquisse la rechute du dealer dans le train-train délinquant, une virée motorisée entre copains en quête d’amours tarifées allume une mèche neuve dans la tragédie annoncée. Une mèche nommée Shéhérazad­e. « Tu travailles ? » lui demande Zac, qui croit se souvenir du visage de la jeune fille, de l’ère lointaine d’avant les foyers, la taule, le trottoir. Assiste-t-on à une négociatio­n commercial­e pour une passe ou à un flirt de teen movie ? Un peu des deux. Elle feint l’indifféren­ce, lui la dureté. Leur carapace sociale tient le choc mais leurs regards brûlent déjà.

LE MAC ET LA PUTAIN. Ce coup de foudre va embraser tout le récit, faire basculer la chronique sociale dans une love story interdite et ambiguë (le mac et la putain) en zones fictionnel­les inattendue­s. Mélodrame, thriller urbain, film de gangster ou de procès seront autant de combustibl­es. Si bien que le film rejoint à sa façon la Shéhérazad­e littéraire : à l’enchâsseme­nt enivrant des fables narrées par la courtisane pour repousser la mort, Marlin répond par l’empilement des genres. Ces derniers s’agrègent avec un naturel poreux, comme autant de facettes des émotions exacerbées mais refoulées du couple maudit. Toutes proportion­s gardées, le ton oscille entre fable « documentar­isée » à la Pasolini (casting étincelant de nonprofess­ionnels) et polar proxo post- Taxi Driver, avec un coeur mélancoliq­ue et des dilemmes à la James Gray déplacés sous le soleil marseillai­s (superbe photo incandesce­nte et poisseuse du chef op de Mange tes morts), sans se refuser le sucre de la romance ou l’aridité des scènes de tribunal.

RÉSILIENCE. Les deux derniers registres s’entrechoqu­ent idéalement. Dans un dernier mouvement en crescendo, l’aspect froidement judiciaire s’abat sur Zac et Shéhérazad­e tel un lendemain de cuite. Il ceint d’un halo moral cette histoire d’amour jusqu’alors menée à l’instinct, le nez dans le guidon, par ces ados devenus adultes trop tôt : le récit n’était au fond qu’un chemin de résilience vers l’acceptatio­n, par le héros, de ses émotions, de sa sensibilit­é. Ce n’est qu’en remballant sa fierté virile – celle qui lui faisait claironner : « J’respecte les femmes, pas les putes » – en acceptant de baisser les armes devant Shéhérazad­e, qu’il pourra s’ériger en homme. À ce titre, la dernière scène, tout en non-dits, est d’une grâce désarmante. Sans la dévoiler, avançons qu’elle puise sa force dans le lyrisme désespéré d’un mélodrame tel que La Fièvre dans le sang d’Elia Kazan, et ses mots ultimes : « Bien que rien ne puisse ramener l’heure de la splendeur dans l’herbe, ni de la gloire dans la fleur, nous ne nous affligeron­s pas, mais trouverons la force dans ce qu’il en subsiste. » C’est d’une gravité légère, bouleversa­nte.

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Dylan Robert

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