Première

Vernon Subutex de Cathy Verney

Virginie Despentes est-elle soluble dans la série télé ? Impression­s de tournage de Vernon Subutex, l’adaptation très attendue de sa trilogie coup de poing pour Canal+ avec Romain Duris dans le rôle-titre.

- PAR BENJAMIN ROZOVAS

Le 10 avril dernier, rendez-vous à la cantine du tournage, à deux pas de la place de Clichy. La production de Vernon Subutex a pris ses quartiers au Bus Palladium, haut lieu de la nuit parisienne, qui accueille aujourd’hui une soirée événement, malgré l’heure (il est midi). On tourne une séquence importante de l’épisode pilote : le retour sur scène de la rock star Alex Bleach après des années de soupe commercial­e et de succès amer. Il chante son nouveau titre, Zombi Nation, sous le regard attendri de son vieux pote Vernon Subutex, qui sait, peut-être mieux que d’autres, que les priorités changent, que le son manque de vibration, et que rien n’a plus tout à fait le même goût deux décennies plus tard... Dans l’explosive trilogie de Virginie Despentes, Alex Bleach est une sorte de « Rosebud » convoité par tous, celui dont la mort déclenche le parcours existentie­l de Vernon et des autres, une sorte de faux mystère à déchiffrer. Mais le voilà incarné en chair et en os pour la version télé, entouré de choristes, « ramené » à la vie par un acteur aux yeux stupéfiant­s et à la voix granitique, nommé Athaya Mokonzi – « grosse trouvaille de casting » entend-on dans les coursives du Bus. Entre l’étroitesse du lieu, la présence de l’équipe et le bordel de câbles et de moniteurs, il n’y a pas de place pour s’asseoir. Les figurants s’adossent aux murs en sirotant leur fausse bière. L’équipe bruisse encore du tour de force technique réalisé dans la matinée, en l’absence de Première. Un plan séquence où la caméra, opérée par le directeur de la photograph­ie David Chizallet, bascule en direct d’une époque à une autre. « Vernon regarde son copain sur scène et ne le reconnaît pas tout à fait, nous explique Cathy Verney, qui a créé la série et réalisé les neuf épisodes. Dans son regard, il part dans le souvenir d’Alex d’avant. Je voulais qu’on se rapproche de lui à mesure qu’il s’isole dans sa bulle sonore. Et on a profité du plan “tempête sous un crâne” pour remplacer les fêtards 2018 par leurs homologues 1995, de sorte que lorsque Vernon se tourne, on bascule dans le flash-back

en direct ! » Une partie du décor est avalée dans le panoramiqu­e, et Athaya Mokonzi est remplacé par un acteur plus jeune, qui n’a pas besoin de choristes et n’hésite pas à se jeter dans la foule avec sa guitare. « Cette vibration de l’époque 95 nous touchait beaucoup, confirme Benjamin Dupas, coscénaris­te. Ce va-et-vient dans le passé par flashs mémoriels compte énormément dans la série. Comme des bouffées brutes de jeunesse perdue, parties en fumée... On tenait à avoir d’autres acteurs pour jouer les versions jeunes de nos personnage­s. Seul Romain est rajeuni numériquem­ent. »

Utopie collective

L’annonce d’une série Vernon Subutex (9 x 30 minutes) pouvait étonner ceux qui, parmi ses lecteurs, avaient communié avec le brûlot social de Despentes à un niveau viscéral, physique. Il se lit d’une traite, sans reprendre son souffle, jusqu’à épuisement. Cette radiograph­ie rageuse de l’inconscien­t français pouvait-elle se traduire en série de personnage­s ? Avec des arcs narratifs et des cliffhange­rs ? Comme tentée par le suspense et l’idée de tendre le récit, Despentes elle-même se laissait aller à une écriture plus « feuilleton­nante » dans le troisième et dernier opus de Subutex, sorti en mai 2017, quand le travail sur la série était déjà bien entamé. « Dans le premier tome, le fil “polardeux” est diffus ; ça manquait pour faire une série, renseigne Cathy Verney, personnell­ement choisie par Despentes pour porter son oeuvre à l’écran. Et ce qui m’intéressai­t justement, c’était le tome 1. Le voyage de Vernon vers une forme de clochardis­ation céleste, ses rencontres, ses retrouvail­les, ce qu’on était, ce qu’on est devenu, et que peut-on bien faire de tout ça ? Les cassettes audio de la confession d’Alex Bleach deviennent le moteur de l’intrigue, l’alibi polar qui donne l’architectu­re. » Dans la série, Vernon, expulsé de chez lui et squattant les apparts de son ancienne bande, cherche les cassettes pour les écouter et rendre un dernier hommage à son pote. Parallèlem­ent, un producteur sans scrupule, Laurent Dopalet (Laurent Lucas), se sentant menacé par leur contenu, engage une détective lesbienne dure à cuire, la Hyène (Céline Sallette), pour mettre la main dessus. « Rester fidèle à l’oeuvre, c’était l’obsession, continue la réalisatri­ce. Je connais le roman par coeur. Au tournage, je l’avais sur moi. Le matin, je relisais la scène que j’allais tourner dans la journée... Virginie est le porte-parole de beaucoup. Faire une série télé n’a pas la même mission génération­nelle, du moins sur le papier. Mais en fait, si ! (Rires.) Je pense qu’on peut essayer de raconter notre société par l’intime et le feuilleton, comme une forme d’utopie collective. Subutex, c’est l’histoire d’un Jésus moderne qui fédère une communauté grâce à une incroyable capacité d’écoute et d’ouverture. La série explore l’idée de la possibilit­é d’autre chose, d’un vivre-ensemble alternatif. »

Insaisissa­ble duris

Céline Sallette, cheveux courts et iroquoise stylée, prend position derrière David Chizallet. On tourne l’autre grosse scène de la journée : l’introducti­on de la Hyène, qui déboule au Bus pour faire pression sur le manager de Bleach et finit par flanquer une rouste à un mec. Filmée caméra au poing par l’intrépide chef op, l’actrice s’invite au milieu de la fosse, fait une clef de bras au type et roule une pelle à une jolie Black... « Elle est géniale, la Hyène, très ludique à jouer, se réjouit-elle. On ne sera peut-être pas au niveau de Despentes, on prend le risque d’être en dessous. Mais tant pis ! Pour moi, c’est jubilatoir­e. » Romain Duris hante les lieux. On ne parle que de lui, de sa barbe mystique et de son regard illuminé, de sa capacité à inspirer et transcende­r le travail de toute une équipe. Dès qu’on croit l’avoir coincé du regard, derrière le battant d’une porte ou la jambe d’un technicien, il disparaît dans un courant d’air. Omniprésen­t, bizarremen­t absent... Une définition tout à fait valable du personnage de Subutex. « Ce que fait Romain est extraordin­aire, s’enthousias­me Cathy Verney, sans vouloir en rajouter. C’est con à dire, parce que tout le monde s’entend toujours bien sur un tournage, mais... il y avait une vibration étrange entre nous. C’est une série sur la mémoire et on avait tous 18 ans. Ce fantasme d’utopie collective ? On pouvait presque le toucher du doigt. » On dit que l’histoire d’un tournage finit toujours par raconter celle du film (de la série) en train de se faire...

VERNON SUBUTE X Créée par Cathy Verney • Avec Romain Duris, Céline Sallette, Laurent Lucas… • Sur Canal+ prochainem­ent

« LA HYÈNE EST GÉNIALE, ELLE EST TRÈS LUDIQUE À JOUER. » CÉLINE SALLETTE

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Moodboard de la boutique Revolver

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