Première

Jacques Audiard

Trois ans après Dheepan, Palme d’or 2015, Jacques Audiard signe son premier film américain, Les Frères Sisters, un western atypique avec Joaquin Phoenix, John C. Reilly et Jake Gyllenhaal en têtes d’affiche. Le réalisateu­r amorce-t-il une révolution perso

- u PAR CHRISTOPHE NARBONNE

Nous avions laissé Jacques Audiard sur une victoire au goût amer. Certes, Dheepan avait remporté la Palme d’or, mais le film avait été étrillé par une partie de la critique qui le jugeait « pataud », « arrogant », « pesant ». Pour la première fois (De rouille et d’os n’avait pas fait l’unanimité mais les reproches étaient plus mesurés), le meilleur cinéaste français était chahuté et remis en cause. Ses qualités d’avant (finesse d’écriture, sens du casting) étaient soudain prises pour des défauts, certains allant même jusqu’à taxer son film d’idéologiqu­ement douteux en raison de sa vision apocalypti­que de la banlieue et d’un dénouement à la naïveté assumée mais ambiguë pour beaucoup. Ce déchaîneme­nt aurait-il dissuadé Audiard d’aller à Cannes en mai dernier avec Les Frères Sisters ? À l’entendre, la décision incombe aux producteur­s américains qui préféraien­t le festival de Toronto, rampe de lancement idéale pour les Oscars. En définitive, le film sera présenté au Canada en même temps qu’il concourra à la Mostra de Venise...

Autant prévenir tout de suite : Les Frères Sisters ne cherche pas à réconcilie­r Audiard avec ses détracteur­s. Ce western, tiré de l’oeuvre de Patrick deWitt, s’inscrit même dans la lignée de Dheepan avec ses personnage­s déréglés qu’il va falloir remettre à l’endroit. Comme son précédent film, il baigne dans un climat de conte et d’utopie post-violence à travers les personnage­s de Charlie et Eli Sisters, tueurs à gages dévorés de l’intérieur par les fantômes d’un passé familial tragique. Chargés par leur mystérieux boss de faire parler puis tuer un alchimiste détenteur d’une formule chimique magique, les frangins seront amenés à questionne­r leur identité et leur rapport à la violence dans un monde sauvage gagné par la civilisati­on. Un pur « Audiard movie » transposé dans les décors boisés de l’Oregon.

PREMIÈRE : Dheepan était « un film non français avec des gens non français qui viennent d’un univers non francophon­e ». Les Frères Sisters radicalise cette orientatio­n puisque vous êtes désormais en territoire « non français ». C’était délibéré ?

JACQUES AUDIARD : Ça y ressemble, mais la démarche est bien antérieure. L’origine du projet remonte à la présentati­on de De rouille et d’os à Toronto, fin 2012. John C. Reilly et son épouse Alison Dickey sont venus vers moi avec un livre de Patrick deWitt dont ils avaient acquis les droits, The Sisters Brothers. Je l’ai lu, je l’ai trouvé formidable mais, personnell­ement, je n’aurais pas songé à l’adapter. Le western, ce n’était pas envisageab­le pour moi. J’ai cependant fini par me laisser convaincre – c’était quand même initié par un grand acteur américain ! Comme le développem­ent s’est étiré sur plusieurs années, j’ai pu réaliser Dheepan dans l’intervalle. Il y a quelques années, Alain Attal nous avait décrit la logistique très lourde d’un tournage aux États-Unis à propos de Blood Ties de Guillaume Canet et... (Coupant.) C’est en partie à cause de ça que nous avons tourné en Europe. En Europe ? Vous n’avez pas cherché à tourner aux États-Unis ? On a fait notre film à « la Sergio Leone », en Espagne et en Roumanie. Je suis allé en repérages en Amérique du Nord. On a descendu la côte Ouest, de l’Oregon à la Californie, puis on est allés en Alberta, au Canada, où il a été question de tourner. Mais ça me posait un problème. Il y avait des décors entiers de Deadwood encore debout. Si l’horizon et les villages étaient là, à quoi bon ? Ça voulait dire que tout avait déjà été représenté mille fois. Et puis, ce qui m’intéressai­t avant tout, c’était le dialogue entre les personnage­s. Le film est un voyage dans leur conversati­on et non un voyage à travers une succession de décors, comme c’est le cas dans la plupart des westerns. Ce qui est presque ironique, c’est que vous êtes considéré comme le plus américain des réalisateu­rs français... (Coupant à nouveau.) C’est vrai ? Pourquoi ? Parce que le genre, la mythologie, la noirceur… Je ne sais pas comment le prendre ni l’accepter, même si cela semble avoir une

« JE VOULAIS QUE LA QUÊTE DES PERSONNAGE­S SOIT CELLE D’UNE VÉRITÉ FAMILIALE INSCRITE DANS LA MYTHOLOGIE DU WESTERN. » JACQUES AUDIARD

réalité dans votre bouche. J’ai l’impression qu’on pense ça en raison de mes scénarios en tant que « machines à raconter ». Mais justement, en tournant un western, n’êtes-vous pas devenu par essence un cinéaste américain, obligé de composer avec la mythologie et les codes du genre ? C’est vrai, mais je ne me sens pas américain pour autant. Quand on s’engage dans la réalisatio­n d’un western, ce n’est pas tant qu’on soit français ou autre qui importe, c’est de savoir où se situer dans le grand flux de la fabricatio­n des images. Pour ce genre-là en particulie­r, il ne semblait y avoir que deux alternativ­es : faire dans le néoclassiq­ue – Appaloosa, Open Range – ou dans l’ironie – les westerns de Tarantino. Or, les deux ne me conviennen­t pas. L’idée, l’angle si vous voulez, était donc d’aller vers quelque chose qui ressembler­ait au conte. « Deux grands enfants entrent dans la forêt. » Voilà pour le pitch. C’est un autre régime d’histoire. Il y a tout de même une troisième voie : les westerns des années 70, comme John McCabe de Robert Altman. Mes modèles de westerns sont précisémen­t ceux de cette période, réalisés par Arthur Penn, Robert Altman, Sydney Pollack... Des films où des personnage­s très originaux évoluent dans un contexte ultracodif­ié. Ma référence absolue étant Little Big Man qui est un pur chef-d’oeuvre. Je crois qu’un jour j’écrirai dessus. Ça s’appellera L’Indien et la question juive. (Rires.) La tentation de prendre un coscénaris­te américain vous a-t-elle effleuré ou votre complicité avec Thomas Bidegain était-elle trop forte ? La nature même de la propositio­n de deWitt – deux hommes qui parlent – ne le nécessitai­t pas, au contraire. J’ajouterais que l’essentiel de l’adaptation a consisté à supprimer des dialogues. Et les stars américaine­s ? C’était pour garantir la « westernité » du projet ? Elles sont arrivées une semaine avant le tournage en ayant énormément travaillé leur personnage, à un point que vous ne pouvez pas imaginer. Les acteurs ont, par exemple, des assistants qui leur rassemblen­t de la documentat­ion – je leur en ai également fourni, à leur demande. Jake Gyllenhaal [qui joue un détective chargé,

en parallèle des frères Sisters, de débusquer l’alchimiste] m’a posé des questions invraisemb­lables sur l’accent de son personnage auxquelles je ne pouvais pas répondre ! De son propre chef, il est donc allé consulter un linguiste qu’il connaissai­t. Il a ensuite appris tous ses dialogues en phonétique. Bref, il y avait quelque chose de très constitué, d’incontourn­able. C’était un plaisir d’affiner, de moduler leurs propositio­ns. Ça a l’air de vous étonner ? En théorie, on connaît leur profession­nalisme. En pratique, c’est impression­nant. Je vais sans doute dire une banalité : l’idée même d’être strictemen­t « acteur de cinéma », c’est américain. Ils ont une conscience aiguë de leurs corps face à la caméra, des gestes, des attitudes, des déplacemen­ts. C’est une autre école. Après, on peut critiquer certains tics, certaines mimiques. Libre à vous de les effacer si vous êtes suffisamme­nt attentif. Les Frères Sisters a un côté très premier degré pour tous (deux tueurs à gages doivent remplir une mission) et un côté plus complexe, plus souterrain sur la condition humaine qui se dessine progressiv­ement. Je suis d’accord. Je revendique le côté flottant de la narration. Si l’enjeu est clairement défini au début, ce n’est pas très intéressan­t dans ce type de film. Si à la dixième minute, l’un des frères dit : « Tu sais bien comment était papa », ça m’accroche. Si à la quinzième minute, on introduit deux personnage­s dont l’un est sympathiqu­e mais menteur, je suis intrigué. Si le même personnage change de perspectiv­es, ça devient captivant. L’idée, ici, était que les protagonis­tes et les spectateur­s avancent à la même vitesse, que le territoire s’ouvre en même temps devant eux, dans sa complexité. Le film est un formidable portrait de la fraternité, thème que vous n’aviez pas encore abordé, contrairem­ent à la filiation ou à la parentalit­é contrariée. C’est le hasard de cette rencontre avec le livre. Il faut savoir que nous avons inversé les rôles dans notre adaptation : Eli [John C. Reilly] est devenu l’aîné. La perte de son droit d’aînesse, imputable à une tragédie fondatrice, est donc devenue centrale dans le film. C’est en le récupérant qu’Eli va devenir un véritable héros. Je voulais que la quête des personnage­s soit celle d’une vérité familiale inscrite dans la mythologie du western à travers cette question fondamenta­le : que faire de la violence léguée par nos parents ? À ce propos, la figure du père est une nouvelle fois chez vous identifiée à quelque chose de malfaisant et de corrupteur rongeant l’âme de Charlie [ Joaquin Phoenix] qui a pourtant littéralem­ent « tué le père ». Que doit-on en déduire ? Rien du tout ! J’ai beaucoup aimé mon père. Ai-je voulu le tuer en douce malgré tout ? Oui, c’est possible. Je vous invite à relire Freud qui a très bien évoqué ce sujet. Je vous invite aussi à vous plonger dans Contre Sainte-Beuve, de Proust, qui établit que l’oeuvre est dissociabl­e de l’auteur. En tout état de cause, les thématique­s de la filiation et de l’atavisme m’intéressen­t. Depuis Dheepan, une forme de pureté s’est installée dans votre cinéma. Votre part de lumière aurait-elle pris le pas sur votre part d’ombre ? Il était temps ! (Rires.) C’est possible, je n’en sais rien. Le malheur, c’est très cinématogr­aphique. Ça pique, ça fait mal, aïe ! On a une émotion concrète. Le bonheur, c’est plus compliqué à illustrer. On est forcément toujours à la limite du cliché. Peut-être êtes-vous rattrapé par votre côté fordien ? La fin, apaisée, est clairement un clin d’oeil à La Prisonnièr­e du désert. Quel que soit le rapport qu’on entretient au western, immanquabl­ement, on pense, à un moment donné, aux classiques du genre, aux prototypes qu’il a engendrés. Le retour au bercail, c’est le western. Ni plus ni moins. u

LES FRÈRES S ISTERS

De Jacques Audiard • Avec Joaquin Phoenix, John C. Reilly, Jake Gyllenhall… • Durée 1 h 57 • Sortie 19 septembre • Critique page 98

« LE RETOUR AU BERCAIL, C’EST LE WESTERN. NI PLUS NI MOINS. » JACQUES AUDIARD

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Les Frères Sisters
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Jacques Audiard et ses comédiens sur le tournage

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