Un peuple et son roi de Pierre Schoeller
Ah ça ira, ça ira ?
Un cinéaste en plein boum, une fresque populaire, une tranche d’histoire française mais universelle, des stars dans tous les coins… Un peuple et son roi aurait dû être l’événement de la rentrée, un grand film exigeant et commercial. Mais un petit festival de la Côte d’Azur est venu tout contrarier.
On peut très précisément dater l’origine d’Un peuple et son roi. Il y a une preuve écrite. 2011. On prépare la sortie de L’Exercice de l’État et, dans le dossier de presse, je dis au détour d’une phrase que j’aimerais faire un film sur la Révolution française. Ce n’était pas calculé. Et rétrospectivement, je n’imaginais surtout pas que ça prendrait sept ans de ma vie. Ni que ce serait aussi dur... » C’est donc là que tout commence. Pierre Schoeller rêve déjà de sans-culottes, alors qu’il s’apprête à lancer son film politique freudien et surréaliste dans les salles. Son ouverture fantasmée ne s’oublie pas : une femme nue se glisse dans la gueule ouverte d’un gigantesque crocodile. Fondu. Un homme endormi s’extirpe doucement du sommeil, avec une belle érection... Après un triomphe éclair à Cannes (dans la section Un certain regard), le film remporte un succès public inattendu. 600 000 spectateurs s’engouffrent dans les arcanes byzantins du pouvoir en suivant le ministre joué par Olivier Gourmet. Pierre Schoeller vient de signer un film français intelligent, incarné, très écrit, qui tombe politiquement à pic (la gauche reprenant du poil de la bête alors que l’Europe est au bord de la faillite) et qui plaît aux gens.
Suffisamment rare pour que l’industrie, dévoreuse de nouveaux auteurs et de talents originaux, s’entiche du cinéaste au point de rendre envisageable son grand projet de récit révolutionnaire ? Lui, l’orfèvre de films en chambre arty, lui qui a su concilier regard documentaire et distance critique sur la politique contemporaine, comment l’imaginer à la tête d’une superproduction en costumes ? Dans son grand bureau vide, sous l’oeil de
l’immense crocodile de L’Exercice de l’État qui traîne devant l’étagère remplie d’ouvrages et de DVD sur la Révolution, le cinéaste opine. « Sans les 600 000 entrées de L’Exercice de l’État, jamais je n’aurais pu faire Un peuple et son roi. D’autant plus que la Révolution française, ça intrigue, ça intéresse, mais ça fait peur aussi. J’ai presque l’impression qu’il y a eu un malentendu... » Malentendu ou non, à l’époque, tout le monde s’excite. Pour le cinéma français, si Schoeller a réussi à rendre les questions de politique sexy, il saura forcément rendre la Révolution populaire.
Naissance du politique
Dopé par son succès, Schoeller est ambitieux. Son idée est de réaliser – en même temps et avec les mêmes acteurs – deux films qui couvriraient l’intégralité de la période révolutionnaire. « C’était fou, explique Denis Freyd, son producteur d’Archipel 35, dans l’appartement au-dessus du bureau de Schoeller. On avait budgété les deux films à plus de 30 millions d’euros. Suicidaire ? Je ne sais pas. Atypique et audacieux certainement. Surtout qu’il ne s’agissait pas de recréer un événement particulier – Valmy dans La Marseillaise de Renoir. Il ne s’agissait pas non plus de réaliser une monographie comme le Danton de Wajda. Non, Pierre voulait retracer l’ensemble du mouvement de la Révolution, étudier le rapport entre le peuple et l’État, jusqu’à la disparition des sans-culottes. Et pour ça, il lui fallait deux films. Un peuple et son roi puis Un monde nouveau. » Les deux hommes se mettent à arpenter les couloirs des studios et les salons des distributeurs pour boucler leur financement. « Les gens écoutaient. On sentait une envie des acteurs de l’industrie. Beaucoup de gens qu’on rencontrait aimaient la singularité de Pierre, son pedigree et l’ampleur du projet. Mais on s’est très vite aperçu que le coût total était dissuasif. » StudioCanal finit par signer, mais en ne s’engageant que sur un seul film (« si celui-là marche, on mettra le deuxième en chantier », continue de se rassurer Freyd). Schoeller, lui, est déjà dans ses bouquins. « Mon voyage en révolution a été fou. J’étais sous l’eau, noyé, épuisé, schizophrène », explique-t-il à l’époque. Il rassemble de la doc, travaille un scénario avec une ambition très forte : « Radiographier la naissance du politique en France ; ne pas faire un film historique, mais un film au présent. » Pendant des mois, retranchés dans leurs bureaux du Marais,
« PIERRE VOULAIT RETRACER L’ENSEMBLE DU MOUVEMENT
DE LA RÉVOLUTION... » DENIS FREYD, PRODUCTEUR
le producteur et le réalisateur cisèlent un premier script qui doit rentrer dans les clous budgétaires. Denis Freyd : « On a décidé de se débrouiller avec des décors naturels, de ne pas fabriquer les costumes, de réduire la figuration, couper certaines scènes... », pour respecter les contraintes. « On a constamment articulé le dialogue entre l’artistique et le financier avant de se lancer dans l’aventure du tournage. »
Cinéaste surdoué
En juin 2017, les prises de vues commencent et le film ne tarde pas à faire parler de lui. Les premiers récits de tournage sont publiés (dans Le Monde, Le Figaro). Un cinéaste surdoué est aux commandes. Ce qui se prépare ? « Une fresque aux moyens pharaoniques », « avec des milliers de figurants » et « des stars ». Partout. Dans tous les plans. Laurent Lafitte joue Louis XVI, Louis Garrel est Robespierre, Denis Lavant campe Marat... Adèle Haenel, Gaspard Ulliel, Olivier Gourmet, Noémie Lvovsky ou encore Céline Sallette incarnent les différentes figures du peuple. Mais entre les lignes, on sent comme une tension. Une tension entre « la grande fresque historique et populaire » attendue, espérée, fantasmée par toute une industrie, et l’intention du réalisateur qui veut réussir « un film médiumnique qui ressusciterait par le discours des sensations et des mouvements oubliés » (Le Monde). Un malentendu, oui, ça se pourrait...
Producteur et distributeur échafaudent déjà les plans de sortie du film. Chez StudioCanal, on a relu le dossier de presse de La Nuit de Varennes (une fantaisie politique de Scola qui en Italie s’appelait Un monde nouveau) et on espère un film « dans la lignée du Molière de Mnouchkine », enlevé, virevoltant et intelligent. La rampe de lancement se prépare. Les premières photos avec les acteurs en costumes éclaboussent les pages des magazines cinéma (dont Première). Un Peuple et son roi sera l’événement de l’année, le film impétueux qui manque au cinéma français. Naturellement, un passage par le Festival de Cannes s’impose pour valider le statut du film et de son auteur. « Depuis le début, c’était clair. On devait y aller. C’était dans la logique de production, bien évidemment », confirme Denis Freyd, par ailleurs producteur historique des Dardenne. En mars, lorsque la planète cinéma tue le temps en s’amusant au jeu des pronostics cannois, Un peuple et son roi apparaît dans toutes les listes. Les journalistes le mettent en très bonne place pour la compétition (à côté du Audiard et du Dolan, on tâchera de s’en souvenir en mars prochain). Le film vient de passer au marché de Berlin (« où il s’est très bien vendu », affirme Freyd) et l’attente est montée d’un cran. Fin mars, début avril, la production envoie donc le film au comité de sélection cannois.
« MON FILM N’A PAS GRAND-CHOSE À VOIR AVEC CE QUI S’EST FAIT AVANT. » PIERRE SCHOELLER
Et puis... rien. Silence. Pendant de longs jours. Une semaine. Black-out total. Jusqu’au couperet final. Le refus de Thierry Frémaux, qui annonce son choix au producteur le soir précédant la conférence de presse. Un coup d’oeil de Schoeller au crocodile... « C’est pour Denis que ça a été le plus compliqué, je pense. » « Ça a été un coup, c’est vrai ; une énorme déception pour nous et nos partenaires », se souvient Freyd. Le non de Frémaux vient tout remettre en perspective. En un coup de fil, le roi est nu – et son peuple aussi. D’un coup, chaque raisonnement se retourne comme une crêpe faisant apparaître le film pour ce qu’il est vraiment. Un film de stars ? Laurent Lafitte, Louis Garrel, Denis Lavant, Adèle Haenel, Gaspard Ulliel, Olivier Gourmet, Noémie Lvovsky ou Céline Sallette sur le tapis rouge du Palais des festivals, c’est très beau, une affiche de rêve. Mais à eux tous, en termes de multiplexes et de coefficient multiplicateur Paris/province, ils ne valent pas le quart d’un Guillaume Canet. Une fresque populaire ? Oui, mais à condition que les réflexions sur la langue de Marat ou de Robespierre et les théories sur le corps du roi – mihomme, mi-Dieu – intéressent le grand public et attirent les « scolaires ».
Chez StudioCanal, les premières projections sont mouvementées. Quand les distributeurs pensaient épopée et batailles enflammées, films en costumes et prise de la Bastille, Schoeller n’avait en tête que la langue et le politique. Quand ils imaginaient une carte postale (sans-culottes, La Carmagnole et Varennes), lui pensait geste démocratique et naissance d’un État. Encore aujourd’hui, ne lui parlez pas des précédents films sur la Révolution ou des films en costumes des années 60 : « Les Américains ont consacré un genre à l’édification de leur société, le western. La Révolution française réclame elle aussi un genre cinématographique à part entière. Et pour l’instant, tout ce que j’ai vu est loin du compte. Mon film n’a pas grand-chose à voir avec ce qui s’est fait avant. »
Un Peuple et son roi est exigeant, passionnant, avec des défauts, dont deux majeurs : le premier (c’est un diptyque à un seul volet) sera peut-être corrigé en cas de succès ; quant au second (Cannes l’a refusé), personne n’y changera rien. Mais une chose est sûre : le film ne peut pas être ce que n’a jamais souhaité son auteur. Quand on le quitte, Schoeller nous serre la main en nous assurant que « Denis et moi sommes vraiment fiers du film », comme si nous risquions d’en douter. Ils peuvent : Un peuple et son roi est rempli de visions dantesques (l’ouverture avec le roi, Varennes, la mort de Louis XVI...) accompagnant un récit complexe, touffu, qui croise le symbolique et le concret de manière audacieuse. C’est un ovni qui tente de prendre à rebours toutes les habitudes du cinéma français. Mais voilà, « remonter le courant, c’est être la proie du caïman », dit un proverbe africain. Avant de partir, on jette un dernier coup d’oeil au crocodile. Il semble s’être assoupi.
UN PEUPLE E T SON ROI De Pierre Schoeller • Avec Laurent Lafitte, Louis Garrel, Adèle Haenel… • Durée 2 h 01 • Sortie 26 septembre • Critique page 115