La Chair et le Sang ; Section 99 ; notules DVD
Derrière l’odeur de viande moisie, la cruauté médiévale et les excès trash, La Chair et le Sang est probablement le film le plus délicat et le plus sentimental jamais tourné par le réalisateur néerlandais Paul Verhoeven. Et s’il était temps de le redécouvrir ?
Àl’image du film, le titre ne fait pas de chichi : La Chair et le Sang désigne évidemment le sexe et la violence. Ce sont les deux mamelles du cinéma de Paul Verhoeven et elles vont ouvertement nourrir pendant près de deux heures ce film qui, trente ans après sa sortie, reste toujours aussi aberrant, choquant et subjuguant. Ce septième long métrage du « Hollandais violent » peut ainsi se regarder comme une oeuvre-somme. Elle synthétise tout ce qu’il a fait avant et annonce tout ce qu’il fera après, une sorte de nectar (de nectrash ?) des excès divers de son auteur. Tout en se permettant de faire le lien entre sa période hollandaise et hollywoodienne. Coincé entre Le Quatrième Homme (un gros doigt d’honneur arty adressé à l’intelligentsia hollandaise) et Robocop (satire à l’acide de l’american way of life, cachée sous une armure rutilante de série B), La Chair et le Sang est un objet apatride, sans attache ni ancrage clairement défini. Un film à propos d’une époque (lointaine), mais pas à propos d’un pays, ni de sa culture – ce qui est assez unique dans la filmographie de Verhoeven.
LA CHAIR ET LE SANG EST UN OBJET APATRIDE, SANS ATTACHE, NI ANCRAGE CLAIREMENT DÉFINI
C’est une oeuvre qui n’aurait pu exister ni aux États-Unis (beaucoup trop de sexe et trop de violence), ni aux Pays-Bas (trop de moyens étaient nécessaires à sa confection) et qui n’a pu se frayer un chemin jusqu’à nous que par la grâce du système des coproductions internationales. Pour résumer, ce film qui ne cesse de brocarder la bondieuserie et ses superstitions, s’apparente à un petit miracle.
TRIANGLE AMOUREUX. Tourné au coeur de l’Espagne et en langue anglaise, financé en partie par le mini-studio américain Orion, et fabriqué par une équipe technique majoritairement européenne, La Chair et le Sang propulse le genre typiquement hollywoodien du film d’aventures médiévales dans une imagerie et un cynisme purement européen. Il y est question d’un groupe de mercenaires mené par le brutal et irrésistible Martin ( Rutger Hauer dans le rôle de sa vie) qui kidnappent Agnès, une jeune pucelle promise à Stephen, le fils d’un puissant seigneur local. Derrière les hectolitres de sang, les pendus en pleine décomposition, les paysannes à la langue découpée ou les corps des mômes ravagés par la peste bubonique, un triangle amoureux se met en place. Un triangle dominé par la débutante Jennifer Jason Leigh (23 ans à l’époque, et enterrant déjà toute la concurrence), qui va rendre fous les deux mâles dominants, stupéfaits de découvrir, l’un comme l’autre, la force du sentiment amoureux. Elle aime la virilité sadique du premier, la douceur bourgeoise du second, mais elle choisira surtout celui qui lui permettra de sauver sa peau dans une époque régie par le chaos. C’est ce portrait de femme à la fois opportuniste et fleur bleue, machiavélique et sensible, qui dénote dans la filmographie de son auteur. Habituellement, les films de Verhoeven, frontaux et sans ambivalence, s’offrent à nous sans qu’il soit trop nécessaire de gratter derrière leur vernis provoc. Chaque vision de La Chair et le Sang nous en apprend un peu plus sur Agnès, ses émotions, ses colères et (surtout) la découverte de son sex-appeal. Derrière l’humour très noir et très drôle (parfois pas si éloigné de celui de Sacré Graal ! des Monty Python) et l’attrait pour
l’ultraviolence, le cinéaste confectionne avec ce personnage une broderie d’une virtuosité et d’une subtilité unique dans son cinéma. Et cette alliance entre le grand spectacle et la méticulosité psychologique résume parfaitement le caractère bicéphale de l’entreprise.
CENSURÉ. Il explique également son échec monumental au box-office ainsi que son absence de postérité toujours d’actualité. Ses éditions vidéo, multiples, n’ont rien fait pour rectifier le tir : jusqu’au début des années 2000, le film était systématiquement recadré, censuré ou retitré (l’oeuvre s’est longtemps retrouvée affublée d’un titre grotesque, La Rose et l’Épée, pour le marché vidéo américain). Cocorico : en 2012, les Français ont eu la chance de voir débarquer chez Filmedia un Blu-ray au transfert impeccable agrémenté de quelques très bons bonus. Mais très vite, cette édition s’est retrouvée épuisée avant même de pouvoir atteindre les bacs à soldes. Elle se négocie aujourd’hui à plus de 70 euros sur le Web. Peu diffusé à la télé ou en festival, rarement discuté dans la presse, La Chair et le Sang reste un film chéri, avant tout par les aficionados du cinéma de Paul Verhoeven, sa renommée dépassant difficilement ce cadre-là – même lorsque les scénaristes de Game of Thrones avouent qu’ils lui ont beaucoup piqué. Le beau Blu-ray anglais qui débarque ces jours-ci chez Eureka pourrait éventuellement changer la donne, et créer un petit événement puisqu’il s’impose comme l’édition la plus complète jamais sortie à ce jour. Le transfert ne semble pas avoir bougé depuis l’édition Filmedia – il reste d’excellente tenue – et les bonus sont pléthoriques (reprise du commentaire audio issu du DVD américain, l’excellent documentaire Verhoeven, cinéaste de la provocation, un entretien avec le scénariste, un autre avec Rutger Hauer...). Malheureusement, rien n’est sous-titré en français, mais ni le film ni les bonus n’exigent de grandes compétences linguistiques. Tout est affaire de sexe et de violence. Un langage universel.
COUP DE SANG. Si Paul Verhoeven décrit encore le tournage de La Chair et le Sang comme le plus pénible de sa carrière (il ne comprenait pas grand- chose à l’anglais, la pyrotechnie était hésitante, l’équipe dormait dans un château glacial...), le film lui aura surtout coûté son amitié avec l’acteur fétiche de sa période hollandaise, Rutger Hauer. Il l’avait rencontré à la fin des 60s sur une série intitulée Floris, une sorte de Thierry la Fronde batave. Au moment du tournage, Hauer avait déjà posé ses valises à Hollywood et croisé Sylvester Stallone, Harrison Ford, Gene Hackman ou Sam Peckinpah. Il venait surtout de boucler son premier blockbuster, Ladyhawke de Richard Donner, en tant que « héros vertueux » et il se mettait soudainement à rêver d’une carrière américaine à très grande échelle. Un peu forcé par son agent, un peu redevable à Verhoeven, il a accepté sans enthousiasme le rôle du très bourrin Martin dans La Chair et le Sang. Par peur que le film le condamne à redevenir un méchant de service à Hollywood, Hauer cherchera au fil du tournage à gommer toutes les aspérités et la violence du personnage et poussera l’équipe à fomenter un véritable putsch contre Verhoeven et ses visions hardcore. Les deux hommes ne s’adresseront plus la parole jusqu’au début des années 2000. Aujourd’hui encore, Verhoeven regrette d’avoir casté Hauer. Ce serait oublié que l’acteur n’a probablement jamais été aussi génial, beau et habité qu’ici.