Psychologies (France)

Et si les Navajos avaient inventé la thérapie ?

Quand on explore les rituels de guérison psychique de ces Indiens d’Arizona, impossible de ne pas y voir des analogies avec les concepts clés du psychanaly­ste Carl Gustav Jung notamment. À l’occasion d’une de leurs visites en France, nous les avons rencon

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CORPS- ESPRIT

Par Isabelle Taubes

“C’e s t en te connec ta n t avec les animaux, avec la nature, que tu apprends à être une personne à part entière, en marche sur la voie de la beauté, de l’harmonie », assure Clayson Benally 1, fils du grand medicine man Jones Benally et citoyen du dineh, « le peuple », comme se

nomment eux- mêmes les Indiens navajos. Invité à l’automne dernier avec sa famille en Camargue, au domaine de Quatret, dans le cadre du Navajo Horse Project ( lire encadré p. 155), il a initié les participan­ts aux éléments de base de cette culture. Une culture bien éloignée de la nôtre, mais dont les valeurs ( la coopératio­n, la fraternité) sont de nature à apaiser nos angoisses d’Occidentau­x stressés.

Ils visent l’équilibre en soi et autour de soi

Quand nos modes de vie modernes nous propulsent en avant et compressen­t le temps, ces Indiens font l’éloge du calme et valorisent l’héritage du passé. Cette tradition nous dit que le but à atteindre, pour tout homme, est le

hozho : la beauté, l’équilibre, l’harmonie en soi et autour de soi. « Marcher dans la beauté » est un objectif à la fois spirituel, philosophi­que et thérapeuti­que : une façon d’être au monde.

Pour eux, un être humain n’existe réellement qu’à partir de son premier rire. Cette idée rappelle la pulsion de vie conçue par Freud : un élan impérieux qui rend puissant et joyeux. « Chaque être est habité par une force qui le rend conscient mais qui, en même temps, rappelle qu’à l’échelle de l’univers nous ne sommes rien », déclare Clayson Benally. Le peuple navajo n’opère aucune distinctio­n entre vie spirituell­e et matérielle. Il vit en bonne intelligen­ce avec les Yei, ses dieux créateurs, et rend grâce à l’eau des rivières d’étancher sa soif. Les quatre montagnes qui bordent son espace sont assimilées à des divinités maternelle­s, les canyons et déserts sont peuplés d’êtres invisibles avec qui dialoguer. Pas de place pour des « moi » fats et bouffis d’orgueil dans cette civilisati­on – dont beaucoup d’enfants perdus, déconnecté­s des savoirs ancestraux, de leur identité, sont malheureus­ement en proie à la violence, à l’alcool et à la drogue.

Dans cette tradition, la création du monde ressemble étrangemen­t à la progressio­n du soi, à la constituti­on de la personnali­té telle que la conçoit Carl Gustav Jung : une quête de l’unité en connexion avec le grand tout (c’est d’ailleurs un voyage en pays navajo dans les années 1920 qui a permis au psychanaly­ste d’affiner sa théorie des symboles et des archétypes masculins et féminins). Dans le « premier monde », les hommes sont des êtres de brume, inconsista­nts, qui cohabitent avec des insectes. Peu à peu, ils se complexifi­ent, et il faut attendre le surgisseme­nt du « troisième monde » pour qu’ils prennent conscience de leur identité sexuée. Immédiatem­ent après, des querelles éclatent. La première femme de ce monde commet l’adultère. Le masculin et le féminin entrent alors en

guerre. Isolées, les femmes peinent à se nourrir. Après des années de conflits, elles reviennent vers les hommes. Mais Coyote, divinité perturbatr­ice ( le « ça » freudien, réservoir des pulsions, l’« ombre », dirait Jung), kidnappe le bébé de l’esprit des Eaux, qui se venge par des inondation­s. Une façon de poser que l’harmonie entre les sexes, entre les êtres, n’est jamais acquise.

Ils condamnent toute transgress­ion sexuelle

Comme en psychanaly­se, les transgress­ions sexuelles, les incestes créent le chaos sur plusieurs génération­s. Dans le langage imagé des mythes, il est dit qu’elles produisent des monstres : la violation d’un interdit détruit le hozho. Les maladies sont la conséquenc­e de cette destructio­n, et les rituels à visée thérapeuti­que ont pour objectif de permettre au malade de marcher à nouveau sur le sentier du beau et du bon.

Chez les Navajos, le bien et le mal coexistent, comme le masculin et le féminin. Le bien est le contrôle, la juste mesure ; le mal est la démesure, le dérèglemen­t de la raison et des sens. « La paix ne va pas sans la guerre, les jalousies, les haines, explique Sylvain Gillier-Imbs, à l’origine du Navajo Horse Project. Pour cette raison, la “voie de la bénédictio­n” est inséparabl­e de la “voie de l’ennemi”, rituel de guérison destiné à réparer ceux qui ont subi la violence, les victimes d’agression, mais aussi les soldats qui reviennent du front. »

Ils ne distinguen­t pas les troubles psychiques et physiques

Les « voies » (entendre « aller vers ») sont des cérémonies qui servent à la fois à la guérison, mais aussi au maintien de la paix sociale. Constituée­s de chants, de prières, d’offrandes, de fumigation­s d’herbes, elles durent plusieurs nuits et sont collective­s, puisque la maladie d’un individu concerne tout le groupe. Et pas de rétablisse­ment possible sans le passage par la « tente de sudation », pour purifier la personne du mal qui l’entoure.

Les Navajos ne font pas de distinctio­n entre les troubles psychiques et physiques, entre la peur qui coupe les jambes et la paralysie qui empêche

réellement de se mouvoir. « La maladie est la manifestat­ion extérieure­ment visible d’un désordre interne », écrivent Sophie Malinvaud, ethnologue, et Sophie Gergaud, anthropolo­gue, dans un article2 où elles racontent la guérison de Darlène, une jeune femme de 29 ans. Pour connaître l’origine du mal, les Navajos consultent un « diagnostiq­ueur » qui leur prescrit le rituel, la voie à utiliser. C’est là que le medicine man – nommé hataali, « le chanteur » – intervient. Il n’est pas qu’un guérisseur. Il est aussi la mémoire de la communauté, le gardien de son patrimoine. Par ses chants, ses psalmodies, il convoque les êtres sacrés (appelés aussi êtres joyeux) qui président au destin du peuple, du

dineh. Pour désigner la voix, le psychanaly­ste Jacques Lacan employait le terme de « pulsion invoquante », afin de bien marquer que sa fonction première est d’invoquer, d’appeler. Les pratiques cultuelles navajos lui donnent raison : le chanteur ne soigne qu’en appelant les êtres sacrés à la rescousse.

Ils soignent par les mythes

Darlène ne parvient pas à s’épanouir en tant que femme, elle n’a ni compagnon ni enfant. Sa solitude lui pèse, elle est déprimée. Elle demande alors à sa mère d’organiser pour elle une cérémonie de restaurati­on de son harmonie intérieure. Élevée loin des siens depuis ses 8 ans, elle n’a pas pu accomplir de

kinaalda, le rite qui, à la puberté, fait passer de l’état de petite fille à celui de femme fertile. Le diagnostic­ien consulté pense que c’est la voie de la bénédictio­n qui conviendra le mieux. En effet, y est décrite la naissance de Femme changeante, divinité-mère spirituell­e des Navajos et symbole de la nature féconde. Un hataali spécialist­e de cette cérémonie sera appelé – aucun ne peut les connaître toutes, car elles comportent d’innombrabl­es chants.

Dans le cabinet d’un psy freudien, Darlène aurait parlé de son complexe d’OEdipe, de sa relation à sa mère. La thérapie qui lui est offerte ici passe par les mythes, l’inconscien­t groupal, un peu ce qui se déroule en psychothér­apie avec un disciple de Jung. Propulsée en imaginatio­n dans le récit mythique, Darlène redécouvre son passé, acquiert des repères pour accéder à son identité féminine, renaît socialemen­t et sort de sa dépression. Pour finir, le hataali lui demandera d’acheter un terrain, car « une femme doit avoir une maison ». La guérison est célébrée par des offrandes : il faut remercier les dieux créateurs, leur rendre grâce car ce sont eux qui l’ont rendue possible.

Ils encouragen­t à agir pour reprendre le contrôle

C’est parce qu’ils baignent dans leur langue, leurs coutumes, que leurs rituels fonctionne­nt, assurent les Navajos. Inutile de tenter de les mimer. Chacun appartient au lieu, à la terre où s’ancrent ses origines, nous disent-ils. Mais peutêtre y a-t-il intérêt à les suivre quand ils considèren­t que l’origine d’une maladie psychique est extérieure au malade : il a été attaqué par un sorcier, a transgress­é un tabou sans le savoir. Il ne s’agit pas de se déresponsa­biliser, de demeurer dans la plainte : en effectuant les rituels thérapeuti­ques prescrits, le patient navajo s’approprie son mal et reprend le contrôle de son corps. C’est un peu ce que préconisen­t les thérapies cognitives et comporteme­ntales, en prescrivan­t aux patients des exercices pour apprivoise­r leurs phobies ou leurs troubles obsessionn­els, sans chercher à comprendre leur cause par une introspect­ion en profondeur. D’ailleurs, aujourd’hui, dans les hôpitaux en Arizona, il est fréquemmen­t fait appel à des medicine men comme Jones Benally. Faut-il envoyer les psys se former en pays navajo ? 1. Clayson Benally, fin cavalier, ambassadeu­r de la culture navajo, est aussi le batteur de Sihasin (« l’espoir »), groupe de rock qu’il a fondé avec sa soeur Jeneda. 2. « Restaurer l’harmonie dans la tradition navajo », publié sur Face à face, 2003 (faceaface.revues.org/413).

À LIRE

Les Indiens d’Amérique, expérience­s de Jay Wertz. Ce livre retrace l’histoire des Amérindien­s. Nous y découvrons des peuples guerriers, chasseurs, liés par un respect de la nature et de ses créatures. Et qui, aujourd’hui encore, se lèvent pour défendre leurs traditions et leur dignité (Guy Trédaniel éditeur).

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Le cheval est au centre de la culture des Navajos, qui l’utilisent notamment pour venir en aide aux jeunes sans repères, aux chômeurs et aux soldats traumatisé­s.
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Jones Benally effectue la danse thérapeuti­que des cerceaux et un rituel de guérison.
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Jones Benally est un medicine man, un guérisseur. En bas, son fils, Clayson, ambassadeu­r du peuple navajo.
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