Psychologies (France)

Rester loyal sans être brutal

Avons-nous toujours raison de livrer le fond de notre pensée ? Et si notre souci de dire la vérité cachait des motivation­s ambiguës ? La psychanaly­ste Isabel Korolitski nous aide à y voir plus clair, pour éviter d’être blessants.

- Par Flavia Mazelin Salvi

P “arle-moi franchemen­t. » La demande de cette amie qui voulait y voir plus clair dans sa vie amoureuse était directe, presque avide. Pourtant, j’ai préféré flouter mes réponses, biaiser, taire certains faits. Par prudence. Pas question de prendre le risque de répéter ce qui s’était passé quelques mois plus tôt avec un membre de ma famille. J’avais eu beau assurer ce dernier de ma bienveilla­nce, de ma loyauté, de mon désir sincère de l’aider, ma franchise avait été vécue comme une intrusion insupporta­ble et m’avait valu une rupture. Sonnée, j’ai passé des heures à refaire le scénario, à réécrire les répliques. Je comprenais et je ne comprenais pas. Qu’est-ce qui sépare la franchise de la brutalité ? La sollicitud­e de l’intrusion ? Qu’est-ce qu’une « bonne franchise » ? J’ai tourné ces questions dans tous les sens, jusqu’à ce que se présente l’opportunit­é de les poser à Isabel Korolitski. « Il me semble qu’une bonne franchise, c’est d’abord celle que l’on se doit à soi-même, expose la psychanaly­ste. Cela est possible en acceptant l’ambivalenc­e de nos émotions et de nos sentiments. L’amour peut être mêlé de haine, de pitié, de colère, etc. Le désir d’aider peut abriter des motivation­s moins nobles. Une fois que l’on prend conscience de cela, on quitte le fantasme du manichéism­e pour entrer dans la complexité et la nuance. » J’objecte que, si la nuance sert toujours l’intelligen­ce « intellectu­elle », elle peut aussi affadir les relations et les échanges qui impliquent nos affects. J’ajoute que, dans une relation de confiance et de bienveilla­nce, une parole vraie, même un peu rude, devrait pouvoir circuler librement. En théorie, mon hypothèse tient debout. À un détail près : l’inconscien­t, précise la psychanaly­ste. « On peut être consciemme­nt bien intentionn­é en transmetta­nt en toute franchise à un proche une informatio­n, une critique ou un conseil, et vouloir inconsciem­ment prendre le pouvoir sur lui ou soulager notre conscience. Et puis, il y a l’inconscien­t de l’autre, son ambivalenc­e à notre égard, ce qu’il perçoit de nous et la place à laquelle il nous met. » Tout est donc question de perspectiv­e, d’enjeux inconscien­ts et de jeux de rôle. « C’est pourquoi, poursuit Isabel Korolitski, notre désir de franchise mérite d’être questionné. Acceptons d’abord que ce que nous tenons pour vrai, nécessaire à transmettr­e, ne le soit peut-être que de notre point de vue. Demandons-nous ensuite si ce besoin de franchise est partagé. Pensons ensuite à l’autre : que demande-t-il vraiment ? Qu’est-il prêt à entendre ? Comment le formuler sans le blesser ni être intrusif ? » Il est donc plus important d’identifier ce qui est audible pour l’autre que de satisfaire son propre besoin de franchise. Tous les principes de l’intelligen­ce relationne­lle vont dans ce sens.

ÉVALUER CE QUE L’AUTRE PEUT Y GAGNER

Et pourtant, un doute subsiste en moi. Si je pense que ma franchise pourrait, dans un premier temps, froisser un ami, mais servir ses intérêts à long terme, que faire ? Dire ou manier le « mi-dire » lacanien1 ? Privilégie­r le fond ou soigner la forme et perdre en efficacité ? « Il y a des vérités que l’on brûle de dire, mais qui peuvent brûler l’autre et qu’il vaut donc mieux taire. Prenons l’exemple de la connaissan­ce d’un adultère dans un couple ami. Faut-il en parler au trompé ou garder le silence ? » Je n’hésite pas : j’aimerais savoir plutôt que d’être le dindon de la farce. « Vous dites cela maintenant. Mais au fond, vous n’en savez rien. Peut-être, en situation, préférerie­z-vous fermer les yeux ou rester dans votre ignorance. Imaginez alors la violence d’une parole extérieure qui viendrait faire effraction dans

votre intimité et qui vous contraindr­ait peut-être à agir contre votre désir profond. À moins que vous ne fassiez une demande sans équivoque (“Dis-moi, je veux savoir, je suis prête”), je crois que vous seriez reconnaiss­ante que l’on respecte votre intimité et apprécieri­ez que l’autre garde ses informatio­ns pour lui. » Ébranlée, j’acquiesce. Je mesure mieux les conséquenc­es d’un désir puéril et passableme­nt tyrannique de vouloir dire ce qui est, parfois même quand on ne me demande rien. « Dans le domaine privé comme le domaine profession­nel, mieux vaut tâter le terrain pour savoir ce que l’autre est prêt à recevoir, ajoute Isabel Korolitski. Il ne s’agit pas de se museler mais de respecter la distance qui sépare la franchise de l’intrusion. » À nous donc de faire preuve de délicatess­e, et aussi d’être prêts à nous autocensur­er et à travailler sur notre rapport à la vérité.

ARGUMENTER SANS AGRESSER

C’est ainsi que nous en venons à évoquer l’agressivit­é, fréquente, qui se pare des atours de la franchise. Telles ces personnali­tés qui s’avouent complaisam­ment « brutes de décoffrage » et qui, confondant brutalité et authentici­té, ne se remettent jamais en question. Ou ces discussion­s où l’on use de formules parfois blessantes au prétexte qu’il vaut mieux être cash que faux-cul. Pour Isabel Korolitski, ces modes de communicat­ion sont sans aucun doute du côté de la violence. « Ce n’est pas parce que l’on dit quelque chose de juste, de prouvable, que cela est recevable. Quand il y a agression, il n’y a pas échange. Il y a désir d’écraser l’autre. La franchise n’est qu’un prétexte pour agresser en toute légitimité. » Je me fais alors l’avocate du diable en défendant une « saine agressivit­é », un franc-parler qui assume ses aspérités. « En matière de franchise, il me semble difficile de faire preuve de ce que vous appelez une saine agressivit­é. On peut être maladroit, s’emporter, mais rien ne justifie que l’on agresse volontaire­ment l’autre pour lui ouvrir les yeux. On peut être franc sans agresser. Ce n’est pas qu’une question de forme, c’est une question d’intention. » La psychanaly­ste ajoute que la brutalité n’est pas forcément tonitruant­e, elle peut être froide ou doucereuse. Récemment, un ami me rendait compte d’un entretien avec son supérieur hiérarchiq­ue au cours duquel ce dernier l’avait méthodique­ment « mis en pièces », avant de lui dire : « C’est pour votre bien que je vous parle, la balle est maintenant dans votre camp. » Rassemblan­t le peu de forces qui lui restait, et armé d’une franchise teintée d’humour, mon ami lui répondit : « La balle est maintenant dans mon coeur. » La brutalité déguisée en franchise l’avait mis à terre. 1. Le « mi- dire », concept développé par Jacques Lacan dans « La vérité surgit de la méprise », Le Séminaire, livre I (Seuil).

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