Psychologies (France)

Diamants solitaires

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LLa solitude n’est pas un mal, mais notre condition. Je suis seul à être celui que je suis, à ressentir les choses comme je les ressens : « solitude » dit alors ma singularit­é. C’est parce que je suis seul face à ma conscience que je vais pouvoir bien me comporter : « solitude » dit ici que je suis capable de moralité. Je suis le seul critère de mon jugement lorsque, silencieux, saisi par la couleur, je contemple une oeuvre et la trouve belle : « solitude » dit alors la possibilit­é d’une expérience esthétique. Je suis seul aussi lorsque je perds un proche et que les autres ne peuvent rien pour moi. Ils m’entoureron­t peut-être, me soutiendro­nt : je ne serai certes pas isolé, mais je resterai seul. Comme je serai seul, le jour de ma mort, à savoir si ma vie a été ce qu’elle devait être. C’est d’isolement que nous souffrons le plus souvent, même si nous disons souffrir de solitude. D’isolement – lorsqu’il est subi et non choisi. Ou d’« esseulemen­t ». Baudelaire a bien montré combien nous pouvons nous sentir seuls au milieu des autres, de la foule : nous souffrons

alors du sentiment d’être seuls, mais sans être isolés : c’est cela, l’esseulemen­t. Nous sommes malheureux parce que nous nous sentons incompris, non parce que « nous sommes seuls » : au contraire, nous voudrions que soit reconnu ce qui en nous est précisémen­t solitude, notre belle et irréductib­le singularit­é. Et nous souffrons qu’elle ne le soit pas : nous sommes des diamants solitaires et personne ne le voit. C’est l’acceptatio­n de notre solitude irréductib­le qui rend possible les plus belles aventures collective­s, et la rencontre de l’autre. C’est parce que je suis seul en écoutant cette Fantaisie en fa mineur de Schubert – parce qu’en l’écoutant, en ma solitude assumée, je me fais pleinement confiance, à moi et à moi seul – que je vais y trouver quelque chose d’une humanité commune à tous les hommes. Et que je vais avoir cette envie folle de partage. C’est parce que Rousseau se livre à ses rêveries solitaires qu’il touche quelque chose de notre universell­e nature. Les plus grandes oeuvres, celles dans lesquelles nous nous retrouvons, celles qui nous rassemblen­t et nous ressemblen­t, sont oeuvres de la solitude. C’est peut-être aussi le secret du véritable amour : respecter, aimer même la solitude de l’autre, ce qui n’est

qu’à lui, ne se dissout pas dans le couple. N’avoir surtout pas la prétention de l’arracher à elle. Ne pas demander à l’autre l’impossible : ne pas lui demander de faire que je ne sois plus seul. L’amour est bien mal parti, qui commence par le désir de fuir sa solitude. On en voit qui se mettent en couple pour cela, qui s’empressent de dire « nous », de dire « on », et qui disent par là même qu’ils voudraient en finir avec leur solitude : ils voudraient n’être plus seuls face à leur conscience, à la vie, à la beauté, à la mort, à l’acte même de décider. Ils oublient que c’est cela, précisémen­t, que nous avons en partage, nous qui ne sommes pas des animaux de meute : notre solitude. Nous sommes seuls, nous sommes tous seuls : rien ne nous rapproche plus. C’est ce que chantait si bien Moustaki : « Non, je ne suis jamais seul, avec ma solitude… »

 ??  ?? Charles Pépin est l’auteur, notamment, des Vertus de l’échec (Allary éditions) et, avec Jul, de La Planète
des sages, volumes I et II (Dargaud). Il donne chaque lundi, à 18 h 30, au cinéma MK2 Odéon, à Paris, une conférence de philosophi­e pratique et...
Charles Pépin est l’auteur, notamment, des Vertus de l’échec (Allary éditions) et, avec Jul, de La Planète des sages, volumes I et II (Dargaud). Il donne chaque lundi, à 18 h 30, au cinéma MK2 Odéon, à Paris, une conférence de philosophi­e pratique et...

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