“Chère Inspiration,
Serge Joncour, écrivain
J’étais bien au rendez-vous, comme convenu. Je vous ai attendue deux heures en terrasse, à enchaîner les cafés, puisque les alcools forts ne me conviennent pas et que les droits d’auteur fondent vite dans les établissements parisiens vers lesquels vous me convoquez. Chère Muse, j’étais donc là sous un parasol chauffant, à vous supposer derrière toutes les passantes et tous les passants, puisque d’avance je ne sais jamais sous quelle forme vous vous présenterez. La dernière fois, pour vous trouver, vous m’aviez dit de me poser au bord d’un lac, alpin si possible. Le lac du Bourget étant déjà pris, j’étais donc allé vous attendre au bord du lac Léman. Et là, quel enchantement, vous aviez les traits d’une parfaite femme longue, à bord d’un canot, vous m’aviez invité à bord, alors je vous avais rejointe, bien décidé à vous suivre, à concevoir à partir de vous une forte et sensuelle romance. Mais comme, une fois à quai, j’ai découvert que vous étiez déjà mariée et aviez un amant, tout cela a donc fini dans le registre du boulevard, avec portes qui claquent et villa donnant sur le lac, une pièce médiocre qu’à cause de vous j’ai écrite et qui dort depuis dans mes tiroirs. D’autres fois, chère Inspiration, vous m’aviez convoqué dans des bibliothèques publiques, mais là, il y avait chaque fois tant d’autres silhouettes, tant d’autres histoires pour nous distraire que nous nous y perdions. D’où l’idée vous est venue des cafés. L’idée est simple et fort citadine, seulement, chère Muse, le problème, c’est que vous êtes toujours en retard… Sans doute est-ce parce que vous donnez trop de rendez-vous à beaucoup trop d’artistes, des peintres ou des musiciens, des esthètes orphelins de trouvailles qui misent sur votre venue, et qui, pour passer le temps, se seront mis à boire. Moi, par chance, je m’en tiens aux cafés, plus le retard enfle et plus la colère monte. Ainsi là, ce soir, depuis trois heures je suis là, sans nouvelle, sans même une excuse, chère Muse, je sens que quand vous arriverez, j’aurai deux mots à vous dire, deux mots voire plus, tout dépendra de l’inspiration que vous m’insufflerez. Chère Inspiration, souvent mes idées me seront venues de la colère de ne pas vous voir arriver… »