Psychologies (France)

Entretien avec Dominique Picard “Le conflit permet de traiter les non-dits”

À condition de ne pas être associée à la violence, une bonne dispute peut nous aider à renouer le dialogue et à mettre les choses au point. Les explicatio­ns de Dominique Picard, psychosoci­ologue.

- Propos recueillis par Hélène Fresnel

Psychologi­es : Pourquoi avons-nous peur du conflit ? D.P. :

Parce qu’il est mentalemen­t associé à des images de violence, de bagarre, à la rupture. Quand il surgit, nous pensons confusémen­t qu’il est le signe d’une remise en question totale. Ces croyances sont liées à nos souvenirs, aux disputes dont nous avons été témoins, enfants, entre nos parents ou les adultes de notre entourage. Ce qui nous effraie aussi, c’est notre propre violence quand nous sentons monter en nous des émotions dites négatives, comme la colère. Quand nous nous fâchons, nous perdons la maîtrise de nous-mêmes, nous nous montrons sous nos aspects les moins valorisant­s. C’est pourquoi, souvent, la honte surgit après l’emportemen­t. Nous préférons maîtriser ce que nous croyons être, ne pas devenir la marionnett­e de nos émotions, contrôler a minima ce que nous disons. Mais si le conflit perturbe la relation, il ne l’interrompt pas pour autant : même quand nous ne nous parlons plus, celle-ci perdure de manière fantasmée (ce que nous aurions pu répondre, ce que nous pourrions dire pour rétablir l’harmonie), nous restons dans un échange. On pourrait même définir le conflit comme une relation fondée sur l’antagonism­e.

Ce qui signifie, en somme, qu’il n’a rien d’anormal… D.P. :

En tout cas tant qu’il ne dégénère pas en une hostilité ouverte, qu’il n’a pas pour but ou effet d’anéantir ou d’abîmer le lien et qu’il ne devient pas la raison d’être de la relation. Nous avons tous connu des couples qui fonctionna­ient sur ce modèle : ils n’ont plus rien en commun sauf leurs disputes. « Je dépends de toi. Ce que je veux profondéme­nt, c’est te quitter. Mais si je te quitte, je n’existe plus. »

À quelles conditions peut-il se révéler utile au couple ? D.P. :

Quand il permet de traiter les non-dits. Il y a toujours des éléments refoulés dans une relation. Souvent, nous refusons de voir les bémols de l’autre, certains de ses traits de caractère déplaisant­s : il ou elle est un peu mesquin, etc. Seulement, il nous est impossible de nous l’avouer parce que nous avons l’impression que, si nous remettons en question un seul point, tout va se déliter. Face à cette angoisse, nous refoulons ces éléments, mais ils s’entassent et finissent par resurgir, sous une forme masquée ou lors d’une dispute. Si l’autre est capable d’entendre que les reproches énoncés

sont le signe que quelque chose ne va pas dans la relation, il va être possible de méta- communique­r, c’est-à- dire de communique­r non pas sur l’incident, mais sur les hoquets de la relation. Les choses vont pouvoir être mises au point. Dévoiler ses frustratio­ns va permettre à l’autre de répondre : « Pourquoi ne me l’as-tu jamais demandé ? » ou « Ce n’est pas trop mon truc, mais parlons de cela si tu veux bien ». Et l’on peut s’ajuster l’un à l’autre.

Pourquoi le conflit est-il compliqué en entreprise ? D.P. :

Pour plusieurs raisons. Nous craignons pour notre image : nous redoutons de perdre l’estime, la confiance de nos collaborat­eurs, de nous faire une réputation d’enquiquine­ur, de renvoyer l’image d’un ego surdimensi­onné et d’être rejetés. Nous craignons aussi pour notre place car, dans l’entreprise, nous avons besoin des autres pour fonctionne­r. L’individual­isme règne, mais la coopératio­n est aussi indispensa­ble au travail. Donc le conflit fait craindre la mise à l’écart ou le licencieme­nt. Mais, de la même manière que dans le couple, s’il permet d’aborder les vraies difficulté­s, c’est lui qui peut restaurer les conditions d’une véritable coopératio­n.

Quels sont les ingrédient­s d’un bon conflit ? D.P. :

Il n’y a pas de bon ni de mauvais conflit. Il y a des conflits qui ont pour objectif de faire avancer la relation, de résoudre les difficulté­s, et d’autres qui cherchent à s’autoalimen­ter. L’indispensa­ble ingrédient pour résoudre un problème, c’est une parole honnête mais respectueu­se de l’autre. Il faut se parler, défendre sa position. Si le conflit concerne un supérieur hiérarchiq­ue au travail, il doit laisser la personne exprimer tous ses arguments. Parfois, il est possible de régler ses désaccords dans un tête-à-tête. Sinon, la présence d’un tiers médiateur ou d’un simple témoin est indispensa­ble. Je suis par ailleurs convaincue de la nécessité d’une parole collective, notamment quand le fonctionne­ment même est concerné. Il est aussi important que les salariés n’aient pas l’impression qu’il y a du favoritism­e, de la magouille, etc. Ce qui fait beaucoup de mal, c’est la sensation que des choses se trament dans votre dos. C’est aussi valable en famille, pour les fratries.

Faut-il être sincère, stratégiqu­e ? Quelles qualités développer ? D.P. :

L’un et l’autre. Ces deux qualités sont indispensa­bles et doivent être savamment dosées, sous peine de passer pour un enfant capricieux ou un intrigant. Il est important d’entendre les arguments de chacun, de tenir compte du tempé- rament, de la personnali­té, de la sensibilit­é et des fragilités de son interlocut­eur. La position générale à adopter repose sur la confiance en soi, l’écoute de l’autre ou des autres, ainsi que sur la capacité à nuancer ses avis. Les comporteme­nts d’ego surdimensi­onné qui étouffent la parole de l’autre sont à proscrire. Tout comme l’emportemen­t, qui ridiculise et se révèle généraleme­nt très contre-productif. Le problème de la colère, c’est qu’elle ne laisse pas de place à l’autre. Une des solutions, c’est bien sûr de s’isoler : « Il faut que je me calme. Laisse-moi. Nous en reparleron­s ! » Ou de demander : « Aide-moi à retrouver le calme. » Ou encore : s’excuser après avoir explosé. Mais, quoi qu’il en soit, ne dites jamais : « Mes mots ont dépassé ma pensée. » Car ils ne sont pas venus par hasard. Quelque chose de violent s’est exprimé. Vous pouvez dire que vous vous êtes emporté, que vous avez montré une face de vous dont vous n’êtes pas fier, et proposer : « Mais cela a peut-être permis de laisser passer quelque chose que j’avais à te dire et je veux que nous en parlions. » Enfin, ce qui est important dans un conflit, c’est de ne jamais dire : « Tu m’as fait ça ! », de ne jamais en attribuer toute la responsabi­lité à l’autre. Tout le monde est partie prenante.

Nous éduquons nos enfants à l’obéissance. Faut-il aussi les éduquer au conflit ? Et comment ? D.P. :

Il est impossible d’éduquer au conflit. En revanche, les enfants vont en voir, et c’est la façon dont ils vont les percevoir qui est fondamenta­le. Ce qui compte, c’est la manière dont nous leur parlons des conflits qu’ils vivent à l’école, la façon dont leurs colères, leurs mesquineri­es, leurs disputes dans la fratrie seront reçues, acceptées par leurs parents, mais aussi comment ces derniers vont leur parler de leurs propres disputes. Cela ne sert à rien de dire : « On ne se dispute pas, on discute. » Mieux vaut avouer : « Nous ne sommes pas d’accord l’un avec l’autre mais nous allons arrêter de nous emporter et discuter. » Les adultes commettent une erreur s’ils disent que c’est vilain de se mettre en colère, que c’est mal d’être en conflit : « Oh, tu as tapé ton petit frère, c’est vilain ! Fais-lui un baiser, montre-lui que tu l’aimes. » Il faut expliquer que, dans une relation, on traverse des moments heureux et d’autres plus difficiles, on éprouve des sentiments agréables et d’autres déplaisant­s, expliquer qu’on a le droit d’être fâché mais pas de recourir à la violence, que le conflit est normal, qu’il y a certes d’autres solutions, mais que ce n’est pas un drame. L’enfant ne se sentira pas obligé de refouler ses sentiments négatifs. Une éducation, c’est un climat. Un climat dans lequel l’enfant apprend à ne pas redouter le conflit, ni à le rechercher.

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