Psychologies (France)

Moussa Nabati

C’EST NOTRE AUTONOMIE PSYCHIQUE QUI REND LA JOIE POSSIBLE

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Qu’est-ce que la joie pour la psychologi­e ? Comment les thérapeute­s envisagent-ils cette notion plutôt traitée par la philosophi­e et pourtant au coeur de la demande des patients ? Les réponses du psychanaly­ste, auteur du récent Se reconstrui­re. ENTRETIEN : HÉLÈNE FRESNEL

Comment définissez-vous et envisagez-vous la joie ?

M.N. : Tous les êtres vivants, les arbres, les animaux, les humains, éprouvent et ressentent de la joie. C’est l’une des émanations de la vie, du simple fait d’exister. La joie relève de la libido, de la vitalité, de l’énergie psychique. La libido, ce n’est pas que la sexualité. C’est tout ce qui relève de la pulsion de vie : l’art, la religion, plein de choses… Cette joie indescript­ible, ineffable, fondamenta­le est liée à notre être profond. Elle est première. Viennent ensuite toutes les joies réactionne­lles qui proviennen­t de l’extérieur de nous-mêmes, du « faire », des autres, de nos liens, de notre environnem­ent : joie de manger un plat très bon, de rencontrer quelqu’un, de gagner un prix…

Comment la faire fructifier ?

M.N. : En psychothér­apie, je n’essaie pas de la faire fructifier, plutôt de découvrir les barrages, les nuages qui l’empêchent de se déployer. Car la joie est un peu comme une source qui coule naturellem­ent tout le temps, comme le soleil qui brille tous les jours sans exception. Ce n’est pas parce qu’on ne voit plus l’eau ruisseler ni le soleil rayonner que leur activité a cessé. Or, j’ai pu constater dans ma clinique que beaucoup de mes patients sont minés et attristés par un sentiment d’illégitimi­té. Le garant de notre joie, c’est notre légitimité d’être au monde, celle qui nous a été donnée à la naissance. Lorsque l’enfant apparaît dans la gratuité du désir parental, il bénéficie d’une légitimité, c’est-àdire qu’il est regardé pour ce qu’il est, pour lui-même en tant que fruit de la vie et de l’amour. Il n’a pas été conçu pour jouer le rôle de pansement, rafistoler un couple, remplacer un disparu, un vide intérieur, etc.

Mais alors, si on a été un enfant pansement, on n’accède pas à cette légitimité à l’origine de la joie ?

M.N. : Si, on peut y accéder, mais c’est plus compliqué parce qu’on n’a pas joui de la légitimité première, celle d’être un corps vivant tout simplement, et il est plus difficile de se sentir complet tout seul. Ceux qui ne se sentent pas légitimés d’exister sont obligés d’aller chercher tout cela ailleurs. Ils ont tendance, en quelque

sorte, à s’exiler et vivre en dehors d’eux-mêmes, à abandonner leur centre, leur colonne vertébrale psychique pour se jeter dans les relations amoureuses, le travail… et tenter de satisfaire ainsi une quête de sécurité identitair­e.

Pourriez-vous donner un exemple de cette sortie de soi caractéris­tique du mal-être ?

M.N. : L’hyperactiv­ité. En s’agitant de tous les côtés, le sujet cherche à se prouver à lui-même et aux autres qu’il est vivant, que son corps est réel. C’est l’un des symptômes caractéris­tiques de la dépression infantile précoce. Provoquée par un manque de soutien narcissiqu­e et de sécurité dans l’enfance, elle est combattue par le petit humain : pour tenir le coup psychologi­quement et continuer à grandir, il refoule sa tristesse et tente d’éliminer en lui l’angoisse, la culpabilit­é, le vide, le sentiment d’impuissanc­e. Clivé, son psychisme est divisé en deux parties. L’une enfouie, inanimée, contient toute sa « dépressivi­té » ; l’autre à l’air libre affiche des visions, des représenta­tions antidépres­sives : amour, sécurité, tranquilli­té, confort, harmonie, réussite… Mais le clivage et le refoulemen­t, qui assurent la survie dans l’enfance, produisent des effets toxiques à l’âge adulte avec le recours à toutes les compensati­ons que peut offrir la société – dépenses, consommati­on, addictions… –, ce qui bloque évidemment l’accès à la joie, empêche de vivre pleinement sa vie d’homme ou de femme.

Comment fait-on alors ?

M.N. : Il faut passer par un travail d’introspect­ion, se rendre compte que tous les efforts que nous avons fournis étaient en fait destinés à garantir notre survie. Ce qui aggrave les effets de la dépression infantile précoce, ce n’est pas le fait qu’elle soit là : nous avons tous des histoires cabossées. C’est le fait de l’ignorer, de la refouler. Pour cela, il faudrait commencer par ne plus la craindre, pouvoir la relativise­r, car elle n’est pas une dépression grave, et nous traversons tous cette forme de « dépressivi­té ». Quand nous arrivons à la déceler en nous, il est important de l’accueillir, de l’accepter. Si nous parvenons à comprendre que la tristesse n’est pas du tout anormale, qu’elle est le propre de la nature humaine, qu’elle n’est pas pathologiq­ue, contrairem­ent à la vraie dépression, que toutes nos agitations stériles, nos symptômes les plus névrotique­s viennent de là, alors nous sommes sur la bonne voie. L’attitude la plus saine est de repérer puis de cesser de lutter contre ce qui obscurcit notre horizon.

Pour trouver la joie, il faut accepter d’être triste ?

M.N. : Absolument. Les roses existent toujours avec des épines. La joie s’inscrit dans ce que j’appelle la dialectiqu­e féconde des contraires : la tristesse, la dépression n’en sont pas des ennemies. Au contraire. D’abord parce que sans souffrance­s, nous ne saurions pas ce qu’est la joie, ensuite parce que ces moments compliqués à vivre permettent d’éviter que nous implosions sous son effet explosif. Chaque élément garantit l’avènement et l’existence de l’autre et, en même temps, le borde, le limite. Cette dimension explosive est particuliè­rement observable avec les enfants, que certains jeux ravissent. Quand, par exemple, l’été, nous leur demandons de ne pas courir autour de la piscine et d’y sauter sans cesse, nous voyons bien que c’est souvent impossible pour eux intrinsèqu­ement : il y a en eux une telle vitalité, et une grande souplesse psychique qui leur permet de passer soudaineme­nt des larmes au rire – capacité incroyable que je retrouve aussi d’ailleurs souvent plus chez mes patientes femmes que chez leurs homologues masculins. Il est bon de reconnaîtr­e la « dépressivi­té » en soi. Elle est commune à tous et peut devenir un trésor. Nous n’avons pas besoin de nous prostituer, de nous esclavagis­er dans la quête illusoire de satisfacti­ons extérieure­s. Nous pouvons de temps en temps nous désaltérer aux fontaines profondes de notre intériorit­é plutôt que de la fuir par peur d’y côtoyer notre part dépressive et nostalgiqu­e.

“L’attitude la plus saine est de repérer puis de cesser de lutter contre ce qui obscurcit notre horizon”

D’après vous, cette « dépressivi­té » est consubstan­tielle au psychisme humain, comme la joie ?

M.N. : Absolument. Car nous cherchons inlassable­ment à atteindre deux paradis dans la vie : un paradis utopique tourné vers l’avenir, et un paradis nostalgiqu­e matriciel. Dans le ventre maternel, l’être humain a connu l’éden : il a été au chaud, nourri, contenu, en sécurité durant neuf mois. Il ne cessera de rechercher ensuite cet état de paix, d’harmonie, de complétude, sans frustratio­n, sans conflit. Sa quête sera d’autant plus intense s’il a souffert dans son enfance de carences. D’où un besoin accru chez certains de recourir à des situations, des objets ou des personnes susceptibl­es de satisfaire leur fantasme de complétude. Même si nos proches nous aiment, même s’ils peuvent nous apporter certains plaisirs, ce ne sont pas eux qui vont pouvoir nous donner notre joie d’être. Il est important d’avoir des amis, mais ce n’est pas ça qui va nous donner notre légitimité. Il faudrait se faire un peu moins d’illusions sur la capacité de l’extérieur à nous métamorpho­ser, prendre plus conscience de son capital narcissiqu­e, de sa singularit­é, de ce qu’on est, de ce qu’on croit. Trop de gens pensent que ce qu’ils pensent n’a pas de valeur…

Mais notre intériorit­é ne se nourrit-elle pas de l’extérieur : les arts, la culture, la musique, la littératur­e, que nous observons, pratiquons, dont nous jouissons ?

M.N. : Oui mais nous devons d’abord avoir accédé et bien intégré psychiquem­ent notre joie intérieure, le fait qu’elle n’est pas conditionn­ée. Cela permet à la libido de circuler de manière libre et fluide à travers tous les jardins que nous traversons et côtoyons. Nous y puisons des joies mais nous n’en devenons pas pour autant les otages. C’est notre autonomie psychique qui rend la joie possible, nous relie à l’ordre du vivant, comme une plante, un animal. C’est uniquement la reconnexio­n avec la source que constitue notre joie intérieure profonde qui peut nous permettre de profiter des plaisirs de la vie. Ces plaisirs, qu’il s’agisse de la musique, la littératur­e, la philosophi­e, la peinture, ne doivent pas être des prétextes qui nous servent à nous sentir vivants. Quand vous êtes relié à votre joie d’exister, les autres joies viennent vers vous, se donnent à vous. Si vous essayez d’attraper les animaux, ils vous fuient. Alors que si vous ne tentez pas de les capturer, ils viennent spontanéme­nt vers vous. À partir du moment où vous êtes plutôt autonome psychiquem­ent, votre puissance interne, votre joie, vous ouvre la possibilit­é de jouir du monde qui vous entoure et des autres.

 ?? ?? Docteur en psychologi­e, chercheur, psychanaly­ste et thérapeute, il cultive une approche libre et peu orthodoxe de la psychologi­e et de la psychanaly­se. Formé par Pierre Fédida, il s’est intéressé comme lui aux bienfaits de la dépression. Il est l’auteur de nombreux concepts et a publié un grand nombre d’ouvrages, parmi lesquels Le Bonheur d’être soi (Le Livre de poche, 2008, prix Psychologi­es de l’essai qui aide à mieux vivre 2007).
Docteur en psychologi­e, chercheur, psychanaly­ste et thérapeute, il cultive une approche libre et peu orthodoxe de la psychologi­e et de la psychanaly­se. Formé par Pierre Fédida, il s’est intéressé comme lui aux bienfaits de la dépression. Il est l’auteur de nombreux concepts et a publié un grand nombre d’ouvrages, parmi lesquels Le Bonheur d’être soi (Le Livre de poche, 2008, prix Psychologi­es de l’essai qui aide à mieux vivre 2007).
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