Psychologies (France)

LA PROMESSE DE JEAN GIONO

-

Que ma joie demeure. Pour moi, c’est un livre de poche qui a bien une soixantain­e d’années. Sur la couverture, un dessin plutôt naïf aux couleurs un peu passées. On y voit un grand cerf, au loin, et une dizaine de personnes attablées, dehors, dans la campagne ensoleillé­e. Au-dessus, en grandes et fines lettres noires, le titre sonne comme un souhait. Ou comme une prière. Que ma joie demeure. Je me souviens que ce roman de Jean Giono m’avait d’abord séduit par la mélodie de ces mots : le clin d’oeil au choral de Bach, le souvenir des cours de piano. Je m’y étais plongé sans me douter que j’y trouverais l’une des plus belles leçons que la littératur­e m’ait jamais donnée. Celle de la rareté, de l’inconstanc­e, de la fragilité de la joie. Que ma joie demeure. C’est écrit noir sur blanc. Si l’on implore qu’elle dure un peu plus longtemps, c’est qu’elle menace de s’évanouir à tout moment. Qu’on se le dise : la joie n’est qu’instant ! Et il s’agit de la saisir avant qu’elle ne devienne qu’un lointain souvenir. Que ma joie demeure. Au début du livre, on l’attend comme le Messie, la joie – et la voilà qui débarque en la figure de Bobi. C’est un acrobate, un saltimbanq­ue, un prophète qui illumine de son esprit tout un hameau de Haute-Provence. Il faut le voir, ce Bobi, réveiller peu à peu la nature endormie ! La jeunesse, les corps, les fleurs et les oiseaux, les nourriture­s terrestres que l’on a un peu oubliées sur ce triste plateau. Il est celui qui ravive, à coups d’évangiles et de poésies, la beauté des choses simples, les vertus du sauvage, la mémoire d’un paradis. Mais la joie, on l’a compris, ne dure pas toute la vie. Jean Giono le pressent et donne un tour tragique à sa grande utopie. On le dira pessimiste, mais la petite et la grande histoire lui donneront raison. Publié en 1935, Que ma joie demeure séduit immédiatem­ent une jeunesse idéaliste qui se réunit, chaque année, auprès de l’écrivain, pour rêver, lire et penser au milieu des collines provençale­s… jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Quand le conflit éclate, c’en est fini de cette petite communauté et de la joie partagée. Mais l’oubliera-t-on pour autant ? N’est-il pas toujours là, quelque part, quand on l’a touché du doigt, ce sentiment de plénitude, de plaisir ou d’émerveille­ment ? On en trouve encore aujourd’hui des traces dans la terre de Provence et dans les mots des doux rêveurs. Ceux d’une bergère solitaire qui, dans le roman, continuera à vivre entourée d’animaux. Ceux de Jean Giono qui resteront pour toujours imprimés dans ce livre de poche à la tranche élimée. Et ceux, surtout, de ses lecteurs. Dans la bibliothèq­ue de mes grands-parents, en Auvergne, je me souviens qu’au dos de ce roman, il y avait une gommette de couleur verte. C’était pour mon grandpère un gage de qualité, un texte dans lequel il fallait un jour se replonger. Une page sur deux était cornée. Une ligne sur deux soulignée. Que ma joie demeure, pour le jeune garçon que j’étais, ce n’était pas une prière, c’était une promesse.

 ?? ?? Normalien, agrégé d’anglais, il présente
La Grande Librairie sur France 5 chaque mercredi à 21 heures. Il est aussi le parrain de l’ONG Bibliothèq­ues sans frontières, qui favorise l’accès à l’éducation, l’informatio­n et la culture en France et dans le monde entier.
Normalien, agrégé d’anglais, il présente La Grande Librairie sur France 5 chaque mercredi à 21 heures. Il est aussi le parrain de l’ONG Bibliothèq­ues sans frontières, qui favorise l’accès à l’éducation, l’informatio­n et la culture en France et dans le monde entier.

Newspapers in French

Newspapers from France