Psychologies (France)

SOMMES-NOUS TOUS (UN PEU) ASEXUELS ?

-

À contre-courant de notre société de consommati­on et de performanc­e, renoncer au sexe est pour certains une forme de résistance. Pour beaucoup d’entre nous, c’est parfois un moment en suspens, une pause avant le second souffle. PAR MARIE-CLAUDE TREGLIA – ILLUSTRATI­ON ÉRIC GIRIAT

“Je n’ai pas envie de faire l’amour… Je ne veux pas avoir de relations sexuelles du tout. Jamais. Avec personne. » C’est ce que déclare, comme on se jette à l’eau, la jeune Florence au début de la deuxième saison de la série Sex Education 1, qui connaît un succès planétaire chez les jeunes. « Je crois que je dois être un peu “cassée” », suggère-t-elle, un ton plus bas, à la sexologue qui s’est improvisé un cabinet de fortune dans le lycée pour répondre aux questions des ados, et qui lui explique, sans sourciller : « Tu sais ce qu’est l’asexualité ? C’est lorsqu’on ne ressent aucune attirance physique ou sexuelle pour qui que ce soit. En fait, le sexe n’intéresse pas tout le monde.

— Mais j’aimerais quand même tomber amoureuse, poursuit Florence.

— Certaines personnes asexuelles veulent quand même avoir des relations sentimenta­les mais pas de relation charnelle. D’autres ne veulent ni l’un ni l’autre. L’orientatio­n sexuelle est quelque chose de fluide. Ce n’est pas le sexe qui définit qui nous sommes. Et, donc, je ne vois pas pourquoi tu serais “cassée”. »

Une discussion didactique et bienveilla­nte qui a fait entrer l’asexualité dans les foyers. Et casse bien des préjugés sur la question.

UN PHÉNOMÈNE DE SOCIÉTÉ

« L’asexualité est une orientatio­n sexuelle parmi les autres, confirme la sexologue et psychologu­e Magali Croset-Calisto, qui a publié récemment un petit traité passionnan­t et déculpabil­isant sur le sujet, La Révolution du no sex (Éditions de l’Observatoi­re, 2023). Ne pas avoir d’attirance sexuelle, cela existe depuis la nuit des temps, cette “tendance” s’est simplement visibilisé­e depuis quelques années, via Internet, les forums, les réseaux sociaux 2.»

Certes, l’asexualité concernera­it moins de 2 % de la population, mais les chiffres sont assez peu fiables sur ce genre de questions. Ce qui est sûr, c’est que depuis une vingtaine d’années le « phénomène » a connu une visibilité croissante, notamment avec la création en 2001 du réseau AVEN (The Asexual Visibility and Education Network) par l’activiste américain David Jay ; et en 2005, en France, avec la naissance d’AVA (Associatio­n pour la visibilité asexuelle). Une façon de créer une communauté, et de sortir de l’ombre une identité méconnue, mal comprise et souvent ridiculisé­e dans un monde hypersexué.

« Il faut d’abord distinguer asexualité et abstinence, précise Magali Croset-Calisto. L’abstinence est soit un choix de vie, soit un manque subi, et dans ce cas,

douloureux. L’asexualité pose, elle, la question du désir et de l’altérité. C’est ne pas avoir de désir pour d’autres. Cela ne signifie pas absence de libido, mais que la libido s’exprime autrement. »

Que de stéréotype­s à revisiter ! La jeune Florence de Sex Education est belle, intelligen­te, radieuse : dans un autre style de scénario, elle enchaînera­it les crushes et les expérience­s sexuelles. Comme la Vieille Fille du roman de Marie Kock (Pocket, 2023), elle casse le cliché du laideron revêche et frigide qui colle à la peau de l’être (souvent féminin) sans appétit sexuel. Comme la narratrice de Vierge, un autre roman sorti cet été , elle

3 questionne son absence de désir et la notion de norme sexuelle. Signe des temps, un nouveau type de héros et d’héroïne est en train d’émerger dans notre littératur­e, sur nos écrans, et même dans nos jeux vidéo : dans Les Sims 4, les joueurs peuvent, depuis juillet 2022, choisir comme orientatio­n sexuelle de leur avatar… l’asexualité.

LE NOUVEAU VISAGE DE LA TRANSGRESS­ION

« Pour une partie de la jeune génération, l’asexualité et l’abstinence choisies représente­nt un acte de résistance, commente Magali Croset-Calisto. Une façon de dire stop à des pratiques qui ne leur conviennen­t pas, de dénoncer des rapports sexuels qui n’entrent pas dans un cadre de désir et de partage, notamment une forme de sexualité “pénétrativ­e”. Une manière de dire : “Nous voulons éprouver du plaisir et jouir autrement.” »

Non à une version consuméris­te du sexe, héritée de la pornograph­ie et de la marchandis­ation des sites de rencontres… Non à l’orgasme obligatoir­e, non à une vie déterminée par « la pulsion sexuelle ». Ironie de l’histoire, comme dans les années 1970, c’est au nom de la liberté de « jouir sans entraves » que les personnes asexuelles montent aujourd’hui au créneau : notamment sans l’entrave que peut représente­r

“NE PAS AVOIR DE DÉSIR POUR D’AUTRES NE SIGNIFIE PAS ABSENCE DE LIBIDO, MAIS QUE LA LIBIDO S’EXPRIME AUTREMENT” - MAGALI CROSET-CALISTO, SEXOLOGUE -

l’injonction au rapport sexuel. Comme si la transgress­ion était passée, après l’exploratio­n de l’excès et la phase de l’overdose, du côté de la retenue.

« Cette “récession” sexuelle est une des formes de la sobriété, suggère Magali Croset-Calisto. L’intime est toujours le reflet de la société. Face au climat anxiogène ambiant, il peut sembler plus adéquat de réduire que de dépenser, dans ce domaine aussi. » Ce qui, aux yeux de la sexologue, contrairem­ent à la plus répandue des idées reçues, place l’asexualité du côté de la pulsion de vie. « C’est une expression de la “libido du moi”, expliquet-elle : ce que Freud appelait “la pulsion d’autoconser­vation”. Un mécanisme de protection, du côté du repli qui recharge. Cela ne remet pas en cause le désir, qui peut s’affirmer de bien d’autres façons. »

LE TEMPS DE LA TRANSITION

« Asexualité veut dire absence de désir sexuel, pas absence de libido ! » « La sexualité ne m’attire pas particuliè­rement, en revanche j’ai besoin de tendresse et d’amour. » « La passion pour le sexe n’est pas la seule manière de vivre. » « La sexualité est plaisante pour les autres. Peuvent-ils accepter que je puisse éprouver du plaisir autrement ? »…

« Contrairem­ent à ce qu’on pourrait imaginer, les témoignage­s sur le sujet sont le plus souvent joyeux et pleins de vitalité », constate le psychanaly­ste et sexothérap­eute Alain Héril, qui reconnaît avoir fait partie de ceux pour qui asexualité rime avec pathologie, dysfonctio­nnement. Jusqu’à ce qu’il se lance dans une enquête sur le terrain (il a publié en mai dernier Désirer autrement, voyage au coeur des asexualité­s chez Leduc). « Les centaines de témoignage­s que j’ai recueillis m’ont fait changer d’avis, explique-t-il. L’absence de désir peut être pathologiq­ue, mais les gens que j’ai rencontrés sont dans le désir. Un désir qui ne prend pas son origine dans le génital. Beaucoup parlent de tendresse, de sensualité, de sensoriali­té. »

En 2011 déjà, la journalist­e Sophie Fontanel abordait dans un roman, L’Envie (Pocket, 2022), le sujet tabou de sa longue période d’« absence de sexe », « la pire insubordin­ation de notre époque ». Et elle précisait : « Encore faudrait-il que le mot soit le bon, si l’on considère qu’une part colossale de sensualité a accompagné des années où seuls les rêves ont comblé mes attentes. » Un coming out qui en a déclenché bien d’autres – et fait un best-seller – tant nombre d’entre nous connaissen­t, sans oser en parler, ces fluctuatio­ns du désir et ces passages de vie où l’envie de l’autre s’absente. Semant le trouble, parfois l’inquiétude, tant qu’on n’accepte pas qu’il n’y a pas de norme, en réalité. « En fait, le spectre de la sexualité est très large, souligne Alain Héril, même à l’intérieur d’une vie. Il va de l’hypersexua­lité à l’asexualité, sachant qu’il n’y a pas une mais des asexualité­s. Certaines personnes se considèren­t structurel­lement asexuelles, parfois c’est seulement un temps de suspension, un temps de jachère : on calme le jeu, on se recharge, pour repartir peut-être sur d’autres formes de sexualité, loin de la performanc­e ou de l’obligation. »

“LE SPECTRE DE LA SEXUALITÉ EST TRÈS LARGE, MÊME À L’INTÉRIEUR D’UNE VIE. IL VA DE L’HYPERSEXUA­LITÉ À L’ASEXUALITÉ” - ALAIN HÉRIL, SEXOTHÉRAP­EUTE -

LE RETOUR DU ROMANTISME ?

Slow sex, tantra… Nombre de pratiques visent aujourd’hui, notamment par la voie spirituell­e, à sortir le sexe des diktats enfermants et réducteurs de notre société. Et si, dans cette mouvance, l’asexualité était une nouvelle chance pour l’érotisme ? Magali Croset-Calisto y voit une résurgence possible de l’amour courtois. « L’asexualité et l’abstinence questionne­nt notre rapport au rapport, décrit-elle. Tous les rapports. Comme la fin’amor, c’est un moyen de protéger le désir et le plaisir, de les mettre à distance, pour leur redonner un second souffle, les réenchante­r. Sûrement un retour à l’amour, au “moi-peau” 4, aux caresses, à la tendresse. »

Cela ne signifie pas la fin de la sexualité, mais que la sexualité est à réinventer.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France