Psychologies (France)

ANDRÉ MANOUKIAN

- Propos recueillis par Anne Laure Gannac Photos Pascal Ito

On connaît sa voix, son sourire. On sait qu’il est musicien, qu’il a composé pour les autres. Et surtout qu’il est capable de citer Deleuze, Sheila et Ulysse dans une même phrase ! On sait moins qu’il joue aussi pour lui, qu’il est en tournée avec son piano, qu’il a créé un festival de jazz à Chamonix, dont la huitième édition a lieu bientôt. Et tant d’autres choses, plus intimes. Laissonsno­us embarquer par ce conteur hors pair, cet homme chez qui la parole domine.

“Je parle pour structurer mon bordel intérieur”

André Manoukian ( Dédé, pour les connaisseu­rs), c’est d’abord une voix. Une voix souriante et espiègle qui lance avec nonchalanc­e diverses références culturelle­s, entourées de « putain », « chier » et aut res vocables à faire trembler les murs du Collège de France, où quelquesun­s de ses maîtres à penser ont enseigné à d’autres que lui, autodidact­e. André Manoukian, c’est une voix, donc, qu’il vaut mieux apprécier quand on le rencontre, parce que c’est peu dire qu’il aime s’en servir. Une heure de discussion avec lui nous aurait suffi pour remplir ce magazine avec des rubriques psycho, mythologie, histoire, musicologi­e, science, spirituali­té, sexualité (« Érotique, spirituali­té, musique : tout ça est lié, c’est une question de vibrations », nous ditil), cosmogonie, psychanaly­se jungienne (celle qu’il a choisi de faire il y a des années de cela, pour le plaisir de raconter ses rêves et d’en avoir une traduction) et bien sûr un dossier philosophi­e, du type : « Deleuze est parmi nous ».

Découvert en 2003 par le grand public en juré érudit et fantasque de Nouvelle Star, André Manoukian est un musicien formé dans l’une des meilleures écoles de musique au monde, de jazz en particulie­r, le Berklee College of Music de Boston ( États-Unis), qui a longtemps composé pour les autres ( Liane Foly, Diane Dufresne, Malia…) avant d’oser jouer pour lui. Du jazz, bien sûr. Pendant plusieurs mois, il est en tournée, avec son piano, avant la sortie de son prochain album. Quoi d’autre ? « Je développe une applicatio­n permettant d’attribuer aux lettres des valeurs musicales, de sorte que chacun puisse transcrire un mot, une phrase en musique. Dans la musique, on relie toutes les choses du monde. » C’est alors que commence une impression­nante exégèse, où la musique rejoint les maths, où Bach est l’héritier de Pythagore, Dieu un joueur de blues, les dissonance­s une métaphore des conflits familiaux… Avec André Manoukian pour guide, les routes de la pensée sont tortueuses comme des chemins de montagne, la destinatio­n reste floue, mais la diversité des paysages traversés vous laisse croire que cela valait le déplacemen­t. Conteur hors pair, bavard impénitent ou beau parleur ? Une évidence nous apparaît : plus encore que la musique, c’est la parole qui, chez lui, domine.

André Manoukian : Mais vous savez, la parole et la musique, c’est la même chose. Et je ne parle pas pour enseigner quoi que ce soit, mais pour partager mon enthousias­me d’avoir découvert quelque chose. Je suis un autodidact­e. Et dans la tête d’un autodidact­e, c’est le foutraque. Parler est une manière de structurer mon bordel intérieur. Pour autant, je ne prends pas l’autre en otage : c’est ensemble, dans la conversati­on, qu’on avance. Psychologi­es : Vous avez toujours été bavard ? A. M. : Mon père, qui était lui aussi un autodidact­e, parlait énormément, et je l’ai beaucoup, beaucoup écouté. Il faut croire que je suis dans le mimétisme… Arriviez-vous tout de même à lui faire entendre votre voix ? A.M. : Jamais. J’ai été obligé de fuguer, à 17 ans, pour qu’il m’entende ! Mais ce qu’il nous racontait était magnifique. Il connaissai­t Goethe et tous les poètes allemands sur le bout des doigts, il tutoyait Platon, Socrate était son pote… C’est pour cela que j’ai un rapport d’abord affectif,

“Du CP à la 6e, je faisais le chien savant pour me faire accepter”

familier avec la philosophi­e et les mythes. Quand j’étais petit, on faisait de la randonnée en montagne. Pour des enfants, c’est une torture ! Pourquoi marcher alors qu’on a une voiture qui nous attend sur le parking ? Alors, pour nous faire avancer, mon père nous racontait L’Odyssée. Il était né à Smyrne, sur la côte ouest de la Turquie. C’est seulement le jour de sa mort, en parlant devant son cercueil, que j’ai réalisé qu’il avait vu le jour dans la patrie d’Homère. Il nous a élevés avec le conte. Sentiez-vous un complexe, chez lui, de ne pas avoir étudié ? A.M. : Non, il n’avait pas de complexe parce qu’il avait une vie heureuse. Quand il rentrait du magasin le soir avec ma mère, il se mettait au piano pour jouer du Bach, puis il plongeait dans ses bouquins. Quand on lui demandait ce qu’il faisait dans la vie, il répondait : « Étudiant. » Je l’ai vu étudiant jusqu’au bout. Sur son lit de mort, il m’a dit : « On n’a pas travaillé, aujourd’hui ! » Alors je suis allé voir sur son bureau, en

ai ramené un texte de Montaigne sur la souffrance que je lui ai lu. Le lendemain, il s’en allait. Non, il n’avait pas de complexe, mais il en voulait à son père de l’avoir contraint à travailler dès 12 ans, juste parce qu’il n’avait pas le temps de se charger de ses études : à côté de son métier, mon grand-père s’occupait de la communauté arménienne. C’est sans doute pour cela, aussi, que mon père détestait tout esprit de communauta­risme. Et votre mère ? A.M. : Ma mère était à l’écoute. Elle, c’était l’amour sans condition, les câlins, les baisers, et la drôlerie. Autant mon père était très sérieux et coincé, autant elle était très libératric­e, fantasque. Oui, c’était un parfait mélange. Je tiens de lui le goût de raconter des choses un peu profondes avec trivialité, et d’elle, ce fond un peu fantasque. Vous avez aimé l’enfance ?

A.M. : Vous savez, quand on vous transmet pour valeurs la philosophi­e, la musique et la montagne, cela vous donne une solide colonne vertébrale. Oui, mon enfance était assez parfaite, quoique marquée par des manques que je ne savais pas exprimer. Je suis né ici, en France, je n’ai pas connu mes grands-parents arméniens de Turquie, j’ai grandi à Lyon dans un quartier aisé, et tous mes copains étaient des fils de bourges aux mamans cathos qui ne travaillai­ent pas. J’ai toujours eu le sentiment de ne pas être comme les autres. Du coup, je suis devenu le premier de la classe, du CP à la 6e, et quand on m’invitait à goûter je faisais le chien savant. C’était ma façon de me faire accepter. Ensuite, je me suis retrouvé au lycée, face à une bande de jeunes, foulard rouge autour du cou, qui brandissai­ent des drapeaux et sentaient le patchouli. C’était les années 1970, je ne savais pas ce qu’ils faisaient mais, en un quart de seconde, j’ai reconnu les frères que je cherchais depuis toujours. Mon rite initiatiqu­e n’a pas été le baptême ni la première communion : je n’ai jamais perçu la moindre spirituali­té là-dedans. Non, moi, mon éveil, je l’ai eu face à ces jeunes, cette énergie, ces couleurs, ce je-m’en-foutisme érudit… Ma frangine, qui, elle, n’a pas eu ce choc-là, est partie chanter dans une chorale arménienne. C’était une terrible régression à mes yeux. Mais voilà, quand on ne trouve pas sa tribu hors de chez soi, on va la chercher chez ses ancêtres.

C’est Gilles Deleuze qui dit, en substance, qu’être de gauche, c’est regarder loin… A. M. : Ah, Deleuze… Quand je l’ai découvert avec son

Abécédaire [série documentai­re diffusée à titre posthume sur Arte en 1995, ndlr], ça a été un coup de foudre : il mettait des mots sur ce que je ressentais. Le premier mot que j’ai écouté de lui, c’était la « déterritor­ialisation », ou comment un territoire ne vaut que parce qu’il est quitté. Vous imaginez la résonance incroyable que ça a eue en moi, le gamin qui se sentait d’ici et pas d’ici ? Ça parle à tous les exilés. Prenez un Italien : à Rome, il ne sent pas italien ; mettez-le au fin fond du Texas, il se sent italien comme personne ! J’ai aimé la bienveilla­nce de Deleuze, cette voix enrouée qui « grole » (c’est un grognement de saxophonis­te, le son que produisait le mari de Billie Holiday…). En fait, Deleuze avait des problèmes respiratoi­res… A.M. : Oui, mais comme beaucoup de grands ! Louis Jouvet était asthmatiqu­e, c’est pour cela qu’il étirait ses phrases jusqu’au bout du souffle. Quand l’air vous est précieux, vous en profitez jusqu’au bout et savez en tirer le meilleur. Le jazz n’est-il pas une musique « déterritor­ialisée » ?

A.M. : Bien sûr, c’est pour cela que je l’aime tant, mais je ne l’ai compris que bien plus tard. C’est la musique de l’église… Non ! Je voulais dire de l’exil ! Voyez le lapsus : l’exil est mon royaume ! Le jazz est la musique de tous les « déterritor­ialisés » du monde, Juifs, Noirs, Arméniens, Irlandais, Polonais… qui ont trouvé un langage universel pour se parler. Et c’est la musique du coeur. J’ai commencé le piano classique à 6 ans. Mon premier disque de jazz, je l’ai écouté à 12 ans, c’était Fats Waller et j’ai pleuré. C’était du Bach sans les formules de politesse. J’avais trouvé ma musique ! Sauf que je ne savais pas comment jouer ça, puisqu’au XIXe siècle notre système « classique » a décidé qu’il fallait cesser d’enseigner l’improvisat­ion aux musiciens, sous prétexte que le patron était le compositeu­r, et l’instrument­iste, son laquais. Alors, à 19 ans, après avoir fait six mois de médecine pour faire plaisir à mon père, je suis parti me former à Boston par mes propres moyens, car il ne voulait pas que je sois musicien. Et là, oui, on peut dire que j’ai retrouvé la parole.

La parole est un gage de liberté. Mais c’est aussi un moyen de jouer d’autorité sur les autres, surtout lorsqu’on la leste de citations et de références comme vous le faites, non ? A.M. : Non, non… Je parlerais moins d’autorité que de séduction. Parler beaucoup, c’est sans doute chercher à se faire aimer. Cela fait donc du bavard un faible bien plus qu’un autoritair­e ! Puis, vous savez, parler, c’est aussi une histoire de survie. Ma grand-mère arménienne doit la sienne au fait d’avoir su trouver les mots pour s’adresser au commandant du convoi qui la déportait du bord de la mer Noire jusqu’en Syrie. Une marche de milliers de kilomètres qui explique peut-être le goût familial pour la randonnée… Elle a vu qu’il était pieux et lui a dit, dans sa langue à lui : « Comment peux-tu participer à un tel massacre alors que tu as la foi ? » Il l’a gardée sous sa protection. La parole l’a sauvée mais, plus encore, ce pour quoi la parole est faite, c’est comprendre celle de l’autre. Au fond, elle a inventé la PNL [ programmat­ion neurolingu­istique] avant l’heure ! Quand avez-vous renoué avec vos racines ?

A.M. : Il y a une dizaine d’années, via la musique. J’ai témoigné dans un documentai­re sur la diaspora arménienne, d’abord sans conviction, ayant toujours exécré toute forme de nationalis­me. Puis la réalisatri­ce m’a demandé de jouer un air arménien au piano. Un vague souvenir de berceuse m’est revenu de très loin, et j’y ai glissé des accords à la Bill Evans. Elle a aimé, et a voulu que je compose la musique de son film. Cela m’a obligé à me plonger dans la musique arménienne. J’y ai trouvé de nouveaux modes, de nouvelles sonorités pour faire mon jazz, et j’ai découvert une voie que j’ai eu l’impression d’être le seul à pouvoir tracer, comme si mon identité était là, entre Arménie et jazz… C’est ainsi que je suis revenu à mes racines. Mais aussi que je me suis remis à la compositio­n jazz, ce qui m’a permis de laisser un peu tomber les chanteuses, enfin ! [Rires] Comment ça ? A.M. : À Schopenhau­er, qui dit qu’il faut détruire la passion, Nietzsche répond qu’il faut la transforme­r en énergie créatrice. Mon énergie créatrice est du côté de l’éros : j’ai toujours

été inspiré par une voix dont je tombais amoureux. J’ai passé ma vie à tomber amoureux des chanteuses, à leur écrire un répertoire, puis, quand elles me quittaient, j’en écrivais encore, jusqu’à ce qu’une autre vienne le récupérer. Ce schéma aurait pu se répéter longtemps. La musique arménienne m’a permis de le rompre. Je me suis dit : pour une fois que mes ancêtres m’apportent autre chose que des névroses, je vais en profiter ! Mais vous ne chantez toujours pas… A.M. : Non, j’ai toujours une voix de jambon. C’est pour ça que je suis amoureux des voix des autres. Mais il y a sans doute là quelque chose que je ne veux pas assumer… Je me planque derrière l’instrument comme je me suis longtemps planqué derrière les chanteuses. Ce serait quoi, bien vieillir, pour vous ?

A.M. : J’aimerais arriver à un moment où je pourrais sentir les choses à un niveau plus subtil, sans que cela passe par la tête. En devenant juré de Nouvelle Star, j’ai découvert le plaisir de mettre des mots sur la musique, ce qui est a priori antinomiqu­e : la musique vient quand les mots manquent. C’était passionnan­t, j’ai vu que j’avais autant de plaisir à jouer avec les mots qu’avec la musique. Mais les grands moments que j’ai vécus personnell­ement, derrière mon piano ou en amour, ont toujours été ceux d’un oubli total, d’un abandon. Le cérébral est l’ennemi, au fond. Et c’est cet état que je recherche. Vous savez, le rêve de tous les musiciens, c’est un peu celui qu’a réalisé Christophe Chassol, ce pianiste génial qui interprète la musique des oiseaux : c’est retranscri­re en langage musical le monde qui nous entoure. Car en le retranscri­vant, fatalement, on va y mettre de l’harmonie. D’où, aussi, votre appli. D’ailleurs, que donne votre prénom en musique ? A.M. : Do la fa ré sol. Cela sonne comme une comptine joyeuse et légère. C’est presque un indicatif SNCF ! Il y a de l’élan sur les deux premières notes : c’est le sentiment qui monte. Puis ce sol pour finir, une note suspendue, qui ne demande qu’à être résolue. C’est pour cela que j’ai besoin de l’autre : pour me résoudre. Et vous, c’est quoi votre prénom ? SON ACTU DE L’ÉTÉ En 2010, peu après avoir choisi de s’installer à Chamonix avec sa femme et leurs enfants, André Manoukian y a créé un festival de musique, le Cosmo Jazz Festival, qui tient sa prochaine édition du 22 au 30 juillet (rens. : cosmojazzf­estival.com). Il est également en tournée à travers la France jusqu’en septembre, avant de reprendre du service sur France Inter avec son émission Les Routes de la musique, le samedi à 17 heures, et une chronique deux fois par semaine dans Si tu écoutes, j’annule tout. SA BOOKLIST DE L’ÉTÉ

Jean-Christophe Rufin : « Je me régale avec son dernier livre, Le Tour du monde du roi Zibeline [Gallimard]. J’adore ce mec, son écriture, son talent de conteur. Il vous entraîne avec une simplicité sans effet dans la vie de Jacques Coeur aussi bien que dans celle d’un explorateu­r hongrois, et vous vous y croyez, sans douter ! »

Sylvain Tesson : « Le dernier livre que j’ai lu de lui était son retour en pétrolette de Moscou [ Berezina, Gallimard] : tellement bon ! C’est digne de Jack London. J’ai hâte de lire le nouveau, qui, paraît-il, est somptueux [ Une très légère oscillatio­n, Équateurs]. »

Laurent Gaudé : « C’est le seul auteur dont j’ai lu tous les bouquins. Mon premier, c’était La Porte des enfers [J’ai lu], l’histoire de ce père qui va chercher son enfant dans l’enfer de Naples. Quel style ! Tout le contraire de moi : il use de phrases hyper courtes et si percutante­s ! Pour dire “Il fait chaud”, il écrit : “Le soleil fend les pierres.” Il vous plonge dans l’action aussitôt, c’est puissant. » SA PLAYLIST DE L’ÉTÉ

Diana Krall : « Parce que son dernier album [ Turn Up the Quiet] est une nouvelle preuve qu’elle chante sublimemen­t bien. Héritière de Julie London, elle a cette voix grave et sans effet. J’ai toujours été fasciné par les voix graves des femmes. Encore une histoire de “déterritor­ialisation”, sans doute. Ou parce que ma mère criait dans les aigus ! »

Éric Legnini : « Parce que ce pianiste a le groove simple, efficace, et qu’il sait trouver les notes qui vont droit au coeur. »

Tigran Hamasyan : « Ce pianiste arménien est un incontourn­able. Il est au-delà de la musique, dans la mystique. C’est une épure en même temps qu’une leçon de rythmique. À écouter au calme en se préparant à partir loin, très loin. »

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