“Aux tranquillisants, je préfère les intranquilles”
“O ui, sans doute y a-t-il des tempéraments plus ou moins voués à l’intranquillité. Et si vous êtes d’un naturel serein et posé, je ne voudrais en aucun cas introduire ce petit caillou dans vos âmes tranquilles. Quoique. Peut-être que je vous souhaite d’être un peu dérangés. Tout au moins, je vous souhaite le petit inconfort, la pointe d’impatience, le frémissement qu’il faut pour reprendre la route millénaire qui étire la pâte humaine et la révèle à elle-même. Car l’intranquillité nous voue à rejouer sans cesse, à créer, recréer. […] Oui, nous savons de tout temps que l’intranquillité est une donnée incontournable de nos vies, et nous cherchons pourtant des produits, des dieux, des mantras, des gadgets, des divertissements qui nous éloi- gneraient de cette contingence. Il m’arrive de me dire qu’il n’y a pas plus intranquille que celui qui s’occupe à fuir son intranquillité. Aux tranquillisants, je préfère les intranquilles. Dérangés, dérangeants, j’aime leur ride du lion qui est notre blason, notre signe de ralliement. J’aime leurs virevoltes, la météo changeante de leur visage, ce jeu de matriochkas qui, sous leur enveloppe charnelle, leur fait dissimuler une infinité d’inconnus. J’aime leur exigence, leur insatisfaction, ce revers de manche avec lequel ils balayent toute facilité qui tromperait leur vigilance. “La lucidité est la blessure la plus proche du soleil”, disait René Char, et les intranquilles acquiescent. »